φ des math.

3. Raisonnement et démonstration

3-1) Mécanisme et propriétés de la démonstration

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Parler mathématiques c'est évoquer irrésistiblement la vertu de la démonstration qui fait leur privilège incomparable. Une démonstration, en général, est une opération discursive destinée à prouver la vérité de sa conclusion par réfé­rence à des propositions reconnues ou admises pour vraies, démontrées à leur tour ou bien indémontrables.
La démonstration est le mode de preuve mathématique. C'est une méthode conduisant la pensée à reconnaître d'une manière indubitable la vérité d'une proposition considéré d'abord comme douteuse, provisoire ou devant être justifiée.
La question se pose de savoir s'il existe plusieurs types de démonstration susceptibles d'être différenciés et de jouer indépendamment l'un de l'autre. On le pense d'ordinaire et l'on distingue :Démonstration analytique. Démonstration synthétique. Démonstration par l'absurde.
Mais nous nous proposons d'établir que la seule démonstration authentique est d'ordre synthétique, c'est pourquoi nous préférerions dès l'abord distinguer plutôt :Procédé analytique. Démonstration synthétique. Procédé dit par l'absurde.

Le procédé analytique.

C'est une démarche qui consiste à remonter de la proposition à démontrer jusqu'à une proposition plus simple déjà admise ou établie et dont on montre qu'elle dérive. Le logicien DUHAMEL écrit : « L'ana­lyse consiste à établir une chaîne de propositions commençant à celle qu'on veut démontrer, finissant à une proposition connue et telle qu'en partant de la première (qui est à démontrer) chacune soit une conséquence nécessaire de celle qui la suit, d'où il résulte que la première est une conséquence de la dernière et se trouve ipso facto vraie comme elle. » Le procédé correspond à la deuxième règle de la méthode cartésienne.
Il est évident que l'analyse, si elle est d'abord indispensable, n’en est pas moins incapable de démontrer à elle seule. Il y faut ajouter la démarche inverse, c'est-à-dire la démarche synthétique.
Le schéma du raisonnement est en effet le suivant. Il s'agit de démontrer (A). Or (A) sera établi si on établit (B) ; puis (B), sera établi si on établit (C), etc… jusqu'à l'évidence ou à un fait mathématique démontré. Une fois cette recherche faite, la démonstration dans toute sa rigueur consistera à dire (C) est vrai d'où (B) d'où (A). Il s'agit bien d'une opération synthétique.

La démonstration synthétique.

Elle consiste à progresser de propositions en propositions jusqu'à la proposition à démontrer qui devra être la conséquence nécessaire des précédentes. « Cette méthode consiste à partir de propositions reconnues vraies, à en déduire d'autres comme leurs consé­quences nécessaires, de celles-ci de nouvelles et ainsi de suite jusqu’à ce que l’on parvienne à la proposition à démontrer qui se trouve alors reconnue elle-même comme vraie. » (DUHAMEL).
Si l'analyse établit que telle condition est nécessaire c'est à la synthèse de montrer qu'elle est suffisante. Il faut toujours y revenir et c'est pourquoi on est en droit d'avancer qu'il n'y a qu'une seule démonstration authentique, la démonstration synthétique. Le processus correspond à la troisième règle de la méthode cartésienne.
Exemple : le mouvement synthétique est particulièrement net dans la démonstration des théorèmes de DANDELIN, PONCELET et FEUERBACH.

Le procédé dit par l'absurde.

On appelle ainsi un procédé qui consiste à établir la vérité d'une proposition par l'évidente fausseté de l'une des conséquences résultant de sa contradictoire. Ce qui peut consister : 10 à rejeter une proposition en faisant voir qu'elle aboutirait à une conséquence connue pour fausse, ou contraire à l'hypothèse, ou contradictoire en elle-même ; 20 à admettre une proposition en montrant que la nier conduirait à nier des propositions antérieurement admises comme vraies.
En fait ce procédé discursif est mal nommé. Il ne fait pas appel à l’absurdité ; il met en jeu certaines règles de la logique des propositions qui ressortissent la logique formelle.
Le théorème. A la démonstration est liée la notion de théorème. Lorsque par le seul raisonnement on aboutit à une propriété nouvelle, on énonce ce qu'on appelle : un théorème. Le théorème doit être distingué des propositions fondamentales telles que les définitions et les axiomes. Il est le résultat d'un examen attentif d'un ou plusieurs êtres mathématiques dont certaines propriétés sont connues. Cet examen fait découvrir une propriété nouvelle : son énoncé constitue un théorème. Le raisonnement qui établit la vérité du théorème est la démonstration.
On distingue : l'hypothèse, ensemble des propriétés supposées connues de l'objet étudié ; la conclusion, propriété nouvelle de l'objet qui se trouve réalisée quand l'hypothèse est vérifiée (vérification qui est en fait une démonstration).
La démonstration consiste toujours à utiliser les hypothèses pour en tirer une conséquence nouvelle. Le raisonnement consiste soit à utiliser les propriétés connues antérieurement soit les conséquences des définitions et hypothèses particulières à l'objet considéré.
Exemple de théorème arithmétique : la différence de deux nombres n'est pas changée si l'on ajoute un même nombre à chacun d'eux.

Propriétés de la démonstration mathématique.

Quelle que soit son allure la démonstration mathématique est reconnaissable aux qualités suivantes :

La démonstration mathématique est un modèle de preuve, ce qui veut dire non pas que toute preuve doive être d'ordre mathématique, mais qu'il serait bon qu'on s'inspirât de ce modèle quand on prétend prouver. C'est ce que voulait DESCARTES allant jusqu'à démontrer l'existence de Dieu, more geometrico, à la manière des géomètres, selon l'ordre géométrique. A vrai dire il n'y a de vraie démonstration que celle qui est intérieure aux mathématiques ou qui est susceptible de revêtir la forme mathématique.

3-2) Nature du raisonnement mathématique.

La démonstration n'est jamais qu'une méthode usant de tel ou tel procédé. Mais, sous-jacent à ses opérations, s'effectue un travail de la pensée qui n'est autre que le raisonnement. Il faut donc chercher en quoi consiste le raisonnement mathématique et sous quelles espèces il intervient dans la démonstration.

La déduction syllogistique.

On a prétendu que le raisonnement mathématique était syllogistique. Il en est bien ainsi pour GASTON MILHAUD, mathématicien-philosophe : c'est qu'il entend par syllogisme un système de trois propositions telles que la troisième résulte des deux premières ou prémisses. Or il n'y a syllogisme proprement dit que lorsque la conclusion est implicite­ment contenue dans les prémisses pour en être dégagée par une simple explici­tation et par un passage du général au particulier. Le raisonnement mathéma­tique ne répond pas forcément à ces conditions.
De plus, il n'y a syllogisme, stricto sensu, que lorsque les rapports entre termes et propositions sont des rapports d'inclusion : inhérence du sujet au prédicat, attribution du prédicat au sujet. La déduction mathématique, au contraire, établit des équivalences entre quantités, aboutit à des propositions nouvelles et roule sur des jugements de la forme a R b (dits de relation) et non de la forme S e P (dits de prédication)
Reste qu'on peut mettre en forme syllogistique n'importe quel discours.

La déduction non syllogistique et constructive.

La déduction n'a pas besoin d'être syllogistique pour être rigoureuse. Rappelons qu'elle est l'opé­ration par laquelle on passe de certaines propositions à d'autres propositions qui en sont les conséquences nécessaires en vertu des règles observées, quel que soit le mode d'enchaînement. Mais pour spécifier la déduction dans sa forme proprement mathématique, le logicien GOBLOT l'appelle une déduction construc­tive, entendant par là non pas seulement le procédé de construction graphique ou métrique propre à la géométrie mais cette activité par laquelle l'esprit cons­truit les propositions conséquentes sur les bases admises ou sur les hypothèses, exactement comme les étages d'un immeuble s'élèvent sur des fondations qui les soutiennent mais ne les contenaient pas. Démontrer c'est construire, c'est-à-dire déduire en usant d'une forme de déduction propre aux mathématiques et qui consiste, par exemple, à rapprocher certains aspects des figures, certaines propriétés des nombres, à établir des équivalences entre les quantités, à substituer les quantités équivalentes les unes aux autres, etc… ainsi en Algèbre où l'on cherche, par une série d'opérations, à mettre l'inconnue en équation avec les autres valeurs.
Rien dans tout cela qui ressemble au mécanisme syllogistique, d'autant plus qu'il est inexact que la déduction procède toujours du général au particulier ou au singulier comme dans le syllogisme. On peut très bien déduire d'une pro­priété une propriété plus générale que la première et la comprenant en retour comme un cas particulier. De l'égalité 3 x 5 = 15, on déduit 3 x 5 x n = 15x n qui comprend la première comme cas particulier si l'on fait simplement n = 1.

L'induction et le raisonnement par récurrence.

Selon H. POINCARE le raisonnement mathématique n'est pas déductif mais bien plutôt inductif. C'est dans le raisonnement par récurrence qu'il faut en chercher le modèle. En voici la formule : si une proposition est vraie du nombre 1 et si on l'établit pour n+1, pourvu qu'elle soit vraie de n, elle le sera de, tous les entiers. La procédure est fréquente en Mathématiques, on la retrouve dans presque tous les raisonne­ments arithmétiques, en voici d'autres applications : la dérivée de
(y=u puissance n);
l'étude des progressions géométriques illimitées :
(1 + a) > 1 + n puissance n où n étant entier et a positif.
L'importance de l'induction par récurrence est considérable d'après H. POINCARE qui y voit non pas la forme obligée mais le type même du raisonnement mathématique. De plus il s'agit bien d'une induction et d'une induction amplifiante, c'est-à-dire d'un passage du particulier au général, d'une généralisation effective. A quoi serait due précisément la fécondité d'un processus capable de donner l'infini par un nombre fini d'opérations. Soit un théorème ou une propo­sition dont on veut établir la vérité :
a) on démontre que la proposition est vraie pour un cas initial quand n = 1 ;
b)
puis, que si elle est vraie pour une valeur quelconque de n, l'addition de 1 la transmet sans changement à la valeur sui­vante. On a ainsi évité une série de démonstrations répétées, on s'est porté d'un bond à l'infini et cependant avec sécurité, à la différence des sciences expérimen­tales où la généralisation est toujours aléatoire et lourde de risque. Dans la récurrence, fécondité et rigueur vont de pair.

discussion

On peut discuter sur le caractère inductif ou déductif du discours mathématique, sur l'importance de la procédure récurrentielle. A vrai dire ce qui importe c'est que le raisonnement mathématique est capable d'être à la fois rigoureux et fécond, alors que ces deux qualités logiques ont tendance à s'accuser en raison inverse l'une de l'autre, un raisonnement perdant en fécondité ce qu'il gagne en rigueur et perdant en rigueur formelle ce qu'il gagne en fécondité créatrice. On le croit du moins, tant qu'on reste à l'extérieur de la pensée mathématique. Sinon, le fait est là, le raisonnement mathématique possède les deux vertus. Sa rigueur tient à ce que le passage d'une proposition à l'autre s'effectue d'une façon exacte, sa fécondité vient de ce que les Mathématiques permettent à l'instar de la musique, un volume illimité de combinaisons, d'équivalences, de substitutions entre les relations étudiées, ainsi que la construc­tion de propositions nouvelles indéfiniment.

3-3) La part de l'intuition.

On tient communément les Mathématiques pour un monde où le discours est roi, où la pensée ne jouerait que sous la forme discursive : la démonstration renforce cette impression première. Pourtant, à côté de l'appareil discursif, la pensée mathématique fait la plus large place à l'intuition sous ces diverses formes.

L'intuition divinatrice.

Elle est présente partout où se manifeste la puissance d'invention de l'esprit et l'invention mathématique n'a rien de spécifique à cet égard. On sait qu'il existe des mathématiciens de génie qui créent ou découvrent de nouveaux mondes. Tout comme les autres hommes de génie, ils ont reçu le don mystérieux et leur cas relève moins de la Logique des sciences que de la Psychologie de l'invention. Un témoignage fulgurant de ce que peut le génie est celui d'EVARISTE GALOIS, ce RIMBAUD de la Mathématique, qui à dix-huit ans égalait les plus grands.

L'intuition sensible.

On lui concède un rôle plus ou moins important selon la thèse adoptée quant à l'origine des notions mathématiques. Mais il semble bien que, les êtres mathématiques une fois constitués, le rôle de l'intuition sensible soit fort réduit dans la pensée mathématique. Les seuls yeux nécessaires ici sont les yeux de l'esprit. Ce n'est pas en voyant des expressions algébriques que l'on sache ce qu'il faut faire pour les animer, ni même en regardant des figures géométriques que l'on aperçoive d'emblée les constructions à opérer, sauf peut-être en géométrie élémentaire. De toute façon, il s'agit d'un regard chargé d'intention mathématique c'est-à-dire d'une vision où l'intuition ration­nelle se substitue à l'intuition sensible.

L'intuition rationnelle.

Les objets mathématiques relèvent de l'intuition rationnelle, c'est par elle qu'ils sont saisis, c'est dans sa lumière qu'ils brillent : qu'il s'agisse des êtres mathématiques isolées ou des relations intelli­gibles qui se nouent entre eux. « Dans toute méditation scientifique, écrit M. HADAMARD, la parole est toujours pour commencer à l’intuition ; le raison­nement rigoureux qui s'élabore ensuite n'est autre chose que l'intuition contrôlée, soumise dans chacune de ses démarches à l'analyse psychologique. » L'intuition ainsi entendue n'est pas seulement la vision des premiers principes et des propo­sitions indémontrables; elle est la lumière permanente qui accompagne le raison­nement dans son cours et permet d'éclairer les opérations qu'il effectue. En ce sens, les rapports de l'intuition et du raisonnement en mathématiques n'ont rien de spécial, ils ne sont qu'un cas particulier des rapports de la connaissance intuitive et de la connaissance discursive. Ajoutons qu'il ne faut pas confondre l'intuition avec une évidence immédiate.

L'intuition proprement mathématique.

La question de l'intuition spécifiquement mathématique est une difficulté épistémologique que nous n'avons pas à exposer ici. Elle engage une controverse entre le formalisme et l'intuitionisme. Les tenants du formalisme répudient tout recours à l'intuition, ramènent le discours Mathématique à un système d'opérations logiques abstraites et considèrent les Mathématiques comme une promotion particulière de la logique des concepts. Les tenants de l'intuitionnisme estiment qu'il subsiste dans la pensée mathématique un contenu irréductible à cette mise en forme et qu'on appelle intuitif, aggravant du reste de la sorte la confusion qui s'attache à ce terme multivoque.
Il semble qu'il y ait dans les Mathématiques à la fois un appareil formel assurant leur rigueur logique, une lumière intuitive accompagnant l'activité opératoire de l'entendement et enfin un contenu original constitué par les êtres mathématiques eux-mêmes dont la nature reste à déchiffrer.

bdp
21-Avr-2024
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