5) Postulat & Axiome.
Nous allons examiner les divers principes mathématiques.
5-1) La conception classique
.La méthode mathématique ne consiste pas en la seule démonstration. Démontrer c'est s'appuyer sur des principes et s'y référer constamment d'une façon plus ou moins explicite. On a dit que démontrer c'est prouver des propositions en les rattachant à d'autres qui leur servent de principes et par conséquent de fondement. Le raisonnement mathématique s'appuye sur un certain nombre de propositions fondamentales qui en font la base de l'armature : définitions, axiomes, postulats. Leur étude constitue l'épistémologie mathématique.
Naguère encore on avait coutume de différencier nettement ces trois espèces de propositions ou de principes :
La définition : était l'énoncé des propriétés appartenant à un objet mathématique.
L'axiome : une proposition indémontrable mais évidente par elle-même en vertu des lois de la raison et des principes logiques d'identité et de noncontradiction. Ainsi : deux quantités égales à une troisième sont égales entre elles.
Le postulat : une proposition admise, bien qu'elle ne fût ni démontrée, ni évidente, en vue de construire un édifice mathématique.
Ces concepts ont dû être révisés.
5-2) La nouvelle conception.
Dans les Mathématiques contemporaines ces distinctions ont beaucoup perdu de leur netteté, tout au moins pour l'axiome et le postulat. C'est l'une des conséquences de l'apparition des géométries non-euclidiennes qui ont fait perdre aux postulats d'EUCLIDE le privilège millénaire de l'exclusivité tout en révélant qu'ils étaient radicalement indémontrables. En tant qu'indémontrables les postulats sont assimilés aux axiomes mais, en retour, les axiomes perdent leur qualité d'évidence intrinsèque pour n'être plus que des propositions permettant de construire un système hypothético-déductif. Aucune proposition n'est plus considérée comme évidente par elle-même. Il y a les propositions acceptées sans démonstration et celles qui sont démontrées ou qu'on peut en déduire. On appelle en conséquence axiome une vérité que l'on admet sans chercher à la déduire des vérités admises ou démontrées antérieurement. Le terme postulat en devient synonyme et la distinction tend à s'effacer. Le postulat accède à la dignité d'axiome et l'axiome assume la fonction du postulat. Les axiomes sont des propositions telles qu'on peut en déduire d'autres propositions mais qui ne sont pas en retour déductibles elles-mêmes. Tout effort pour les démontrer les supposerait admis dans cette démonstration même. On se trouve donc en présence de principes premiers et irréductibles mais qui ne sont ni évidents ni absolus puisqu'il sera possible de choisir des axiomes différents et même opposés pour en faire les bases de systèmes mathématiques différents. Telles sont les conclusions de l'Axiomatique contemporaine : les axiomes y perdent leur universalité rationnelle, ils ne sont plus considérés comme des corollaires des principes logiques et rationnels s'imposant d'une façon universelle et nécessaire.
Certains mathématiciens ont tendance à ne plus distinguer nettement axiome et définitions. Qu'une proposition fondamentale reçoive l'un ou l'autre nom, cela semble dépendre du caractère des axiomes envisagés. Un ensemble d'axiomes forme un système qui peut être ouvert ou fermé. S'il est fermé, c'est-à-dire complet, le système se résume en une proposition qu'on appelle définition.
Nous maintiendrons cependant la différence en voyant dans la définition une proposition qui donne un nom à un objet ou à une propriété.
5-3) Les définitions mathématiques.
Une définition, en général, est une opération qui consiste à déterminer le contenu ou la compréhension d'un concept, c'est aussi l'énoncé qui en résulte. La définition peut se contenter d'exprimer après coup un ensemble de propriétés appartenant à un objet. Elle peut au contraire être créatrice et faire exister un objet en lui conférant une essence, c'est-à-dire des propriétés.
De quelle nature sont les définitions mathématiques ? Pour le savoir il faudrait s'interroger sur la subjectivité des êtres mathématiques par rapport à l'esprit humain. Quelle que soit cependant leur réalité dernière, les définitions mathématiques font exister leurs objets en déterminant leurs propriétés, elles en posent à la fois l'essence et l'existence. En ce sens elles sont créatrices.
De plus les définitions mathématiques sont a priori, qu'elles ne procèdent pas de l'expérience ou qu'elles aient pu s'en affranchir radicalement. Mais ce qu'elles perdent en réalité concrète, elles le gagnent en qualités abstraites : rigueur, exactitude, perfection. Immuables, définitives, soustraites aux contingences de l'expérience, elles sont d'une haute rationalité. Pourtant elles restent libres, comme les axiomes et l'esprit peut forger autant de définitions qu'il le désire pourvu qu'une double condition soit observée : une condition logique de cohérence interne et une condition mathématique de fécondité.
5-4) La crise des axiomes ou postulats en Géométrie.
5-4-1) La tradition euclidienne.
Pour saisir la nature des axiomes mathématiques, rien de plus instructif que le destin de la géométrie occidentale dont la première systématisation remonte à EUCLIDE (vers 300 av. J.-C.).
- EUCLIDE fondait sa géométrie sur un certain nombre de propositions fondamentales non démontrées. Les plus célèbres sont la 5e : par un point pris hors d'une droite on ne peut mener qu'une seule parallèle à cette droite, et la 6e : deux droites ne peuvent enclore un espace, il en faut trois. A ses yeux la 5e proposition n'était pas un axiome, il pensait qu'on pouvait la démontrer mais devant son échec il demandait qu'on lui fasse confiance, d'où le nom de postulat (du latin postulare, demander ; postulatum, ce qui est demandé ou réclamé).
- L'impossibilité de démontrer ce postulat aurait dû suggérer qu'il s'agissait d'une proposition libre et contingente, dénuée de toute nécessité intrinsèque et qu'il en était peut-être de même des autres axiomes. Bien au contraire, l'indémonstrabilité du postulat des parallèles le fit considérer comme évident et nécessaire au même titre que les axiomes géométriques tenus d'ailleurs pour absolus en vertu de la structure de la raison. Durant plus de vingt siècles la géométrie euclidienne fut considérée comme la seule géométrie rationnelle et KANT devait concevoir sa notion d'espace en fonction du système euclidien.
- Il semblait que la géométrie euclidienne bénéficiât d'une autre sorte d'évidence, l'évidence sensible, en raison de l'analogie de son espace avec celui de notre perception. Les objets sensibles qui nous entourent correspondent en gros aux concepts euclidiens : la géométrie euclidienne est la géométrie des solides (POINCARE), l'étendue est à trois dimensions, etc De même la construction des machines ne peut manquer de se conformer aux principes traditionnels. Notre industrie est euclidienne, du moins à l'échelle moyenne et terrestre.
- Il est essentiel toutefois de remarquer que la construction d'EUCLIDE repose sur un concept d'espace jouissant des propriétés suivantes :
- Tridimensionnel (à trois dimensions).
- Homoloïdal (sans courbure, c'est un hyper-plan).
- Homogène (semblable en toutes ses parties).
- Isotrope (semblable en toutes ses directions).
- Infini (sans limites).
On a cru longtemps que l'espace ne pouvait avoir d'autre structure.
5-4-2) L'avènement des géométries non euclidiennes.
Il suffisait de concevoir un espace doté de propriétés différentes pour déterminer aussitôt d'autres géométries se désolidarisant en partie du système euclidien.
Mais les géométries non euclidiennes sont issues plus directement des tentatives infructueuses pour déduire l'axiome des parallèles des autres axiomes. Cet échec révélait son indépendance et pour prouver cette indépendance, on eut l'idée de construire des géométries conservant tous les axiomes d'EUCLIDE, sauf celui des parallèles remplacé par un axiome différent ou opposé. C'est ce que firent, à partir du XIXe siècle seulement, des mathématiciens comme GAUSS, BOLYAI, RIEMANN et LOBATCHEWSKY, promoteurs des géométries dites non-euclidiennes. Leur tentative a permis d'établir que le postulat des parallèles est bien un axiome, qu'il est effectivement indémontrable et qu'il n'est pas une conséquence des autres axiomes du système : la preuve en est dans le fait qu'on n'est conduit à aucune contradiction logique si on lui substitue une proposition opposée dans un système géométrique où les autres axiomes sont conservés.
- Dans la géométrie de LOBATCHEWSKY la structure de l'espace est telle qu'on peut construire le faisceau infini des droites parallèles ou non sécantes à la droite origine. La somme des angles d'un triangle y est inférieure à deux droits (espace hyperbolique).
- Dans la géométrie de RIEMANN la structure de l'espace est telle que par un point pris hors d'une droite on ne peut mener aucune parallèle à cette droite. La somme des angles d'un triangle y est supérieure à deux droits (espace elliptique).
- La géométrie euclidienne a évidemment précédé mais il est intéressant de constater qu'elle est en fait un cas particulier de celle de LOBATCHEWSKY qui est elle-même un cas particulier de celle de RIEMANN. Il s'agit du reste de trois géométries du même ordre avec cette différence que l'espace non-euclidien est courbe au lieu d'être un hyperplan.
- Depuis on a constitué des méta-géométries, fortement algébrisées, qui ont admis un espace à n dimensions et qui sont donc en rupture totale avec la référence euclidienne.
Mais ce qui intéresse le logicien, à travers ces recherches mathématiques, c'est le destin des principes premiers, des axiomes et des postulats.
5-5) L'Axiomatique. Signification et valeur des propositions premières.
Plusieurs thèses ont été avancées sur la nature des axiomes et des postulats. L'ensemble de ces questions constitue l'Axiomatique.
Ce ne sont pas des vérités absolues et nécessaires, c'est-à-dire exclusives de toute affirmation ou détermination différente ou opposée. Bien au contraire elles se révèlent relatives et contingentes : on l'a vu à propos de l'axiome des parallèles. Aussi bien perdent-elles le caractère d'évidence invincible que leur attribuait la théorie classique.
Serait-ce des propositions issues de l'expérience et que l'expérience en retour vérifierait ? Il ne le semble pas, d'abord en raison du caractère idéal et a priori des notions mathématiques ; ensuite parce que les constructions mathématiques ne sont pas, en tant que telles, justiciables de la preuve expérimentale et possèdent une vérité intrinsèque et spécifique, indépendante en droit de toute vérification expérimentale éventuelle.
Le monde mathématique a son autonomie : il n'y a pas lieu de chercher hors de lui dans le monde physique la possible vérité d'une construction qui lui est propre. Ce serait une erreur de critère et de juridiction que de mesurer sa valeur à sa seule fécondité extra-mathématique, dans la représentation du COSMOS.
Les axiomes considérés comme des conventions gratuites. La liberté qui préside au choix des axiomes peut conduire à penser que ce sont de pures et simples conventions adoptées en toute gratuité ou pour des raisons de commodité représentative. La gratuité des axiomes et autres propositions fondamentales a été plusieurs fois évoquée par B. RUSSEL :
« Nous commençons par la nécessité de certaines propositions fondamentales qui peuvent être appelées axiomes. De cette nécessité nous n'apportons pas plus de preuves positives que de la couleur bleue du ciel
Les Mathématiques pures sont entièrement composées d'affirmations construites sur le modèle suivant : si telle proposition est vraie d'une chose quelconque, telle autre proposition est vraie de cette même chose. Il est inutile de chercher à savoir si la première proposition est réellement vraie et de spécifier la nature particulière de la chose dont il s'agit. On peut définir les Mathématiques pures comme une étude où l'on ignore de quoi l'on parle et où l'on ne sait pas si ce qu'on dit est vrai. »
Dans le même esprit, HENRI POINCARÉ nous parle de la commodité comme d'un critère permettant seul le choix entre les géométries. La géométrie euclidienne lui semble commode en tant qu'elle s'accorde assez bien avec les propriétés des solides naturels et aussi parce qu'elle propose une construction d'une grande simplicité rationnelle. « Une géométrie, précise-t-il, ne peut pas être plus ou moins vraie qu'une autre mais seulement plus commode. »
Gratuité et commodité, singuliers critères de valeur pour une science qui a la réputation de donner la plus haute certitude. Nous n'accepterons pas cette façon de voir.
Solution proposée. Les propositions premières ne sont ni des vérités nécessaires (au sens de non-contingentes) ni des conventions arbitraires pareilles à celles des jeux de cartes. Ce sont des conditions d'intelligibilité et de constructivité, autrement dit des fondations que l'on choisit pour rendre possible l'édification d'un système de propositions dérivées qui en découlent comme leurs conséquences nécessaires. Les axiomes se trouvent alors justifiés par leur propre descendance et leur finalité : ce sont des propositions admises en vue d'une démonstration faites pour lui donner ses bases et qui reçoivent en retour leur vérité de la déduction même qu'elles ont permise.
Réserve faite pour l'Arithmétique qui est unique et une, on sait qu'il existe en Mathématiques une grande diversité d'axiomes d'où la pluralité des axiomatiques. Si l'Axiomatique, en général, est l'épistémologie des Mathématiques, on peut appeler axiomatique un système quelconque que l'on jette à la base d'un édifice mathématique pour en assurer la cohérence. Il existe ainsi : l'axiomatique euclidienne, l'axiomatique riemanienne, l'axiomatique hilbertienne, etc. Une axiomatique est un ensemble de définitions qui créent des notions, instituent des relations entre elles et décrètent les opérations possibles surelles.
Pour comprendre le nouvel esprit mathématique, il importe de savoir que ces axiomatiques peuvent se contredire mutuellement sans rien perdre pour autant de leur valeur intrinsèque. Suivant les axiomes choisis on n'arrive pas aux mêmes résultats, aux mêmes conclusions, mais tous les systèmes sont valables pourvu que la construction tienne et que tout soit bien enchaîné à l'intérieur de chaque système. BOREL écrit en ce sens :
« D'un point de vue purement logique, il semble parfaitement légitime en Mathématique de poser des axiomes quelconques, du moment que ces axiomes ne sont pas contradictoires (entre eux) et de raisonner sur les conséquences déduites de ces axiomes. C'est ce que l'on a fait lorsqu'on a construit les géométries non euclidiennes qui nient le postulat d'EUCLIDE et les géométries non archimédiennes qui nient le postulat d'ARCHIMèDE
C'est ainsi que l'on a fait lorsqu'on a désigné par i un nombre dont le carré est égal à — 1
Tout ce qu'on doit demander à un système d'axiomes, poursuit BOREL, c'est tout d'abord de ne pas conduire à des résultats contradictoires, ensuite de permettre de construire un corps de doctrine intéressant pour les mathématiciens et accessoirement utiles pour les applications aux autres sciences. »
Pour user d'une image, disons que, désormais, au lieu de concevoir un seul édifice géométrique, construit en matériaux euclidiens, on imagine toute une cité mathématique où s'élève un grand nombre de constructions faites en matériaux différents et dont les fondations aussi diffèrent, sauf à reposer toutes sur le sol de la raison.
Comme l'écrit justement BOREL : « On peut retourner exactement la phrase de RUSSELL et dire que l'on peut toujours savoir de quoi on parle et affirmer la vérité de ce qu'on dit, une fois fixés définitions et axiomes. »
• Une axiomatique, toutefois, ne se construit pas de façon arbitraire, elle a des conditions d'existence, que nous laisserons comme trop difficiles à considérer ici, mais qui se résument ainsi : la cohérence interne assurant la compatibilité des axiomes à l'intérieur du système, l'indépendance des axiomes dignes de ce rang, qui ne doivent pas être conséquence les uns des autres, la fécondité mathématique du système enfin.
Retenons simplement que dans ce cadre de conditions logiques, les axiomes sont des propositions libres, relatives et contingentes.
La certitude mathématique. La crise des propositions premières n'ébranle-t-elle pas la certitude traditionnellement accordée aux Mathématiques et qui paraissait précisément fondée sur la nécessité (non-contingence) et sur l'invincible évidence de ces propositions ? S'il est vrai que la pensée mathématique renvoie finalement à un système de principes contenant de la contingence et de la relativité, que devient dans l'affaire la solidité qu'on lui a toujours attribuée ?
La réponse parait d'abord facile. Encore qu'il ne soit pas certain que la certitude mathématique soit la plus haute certitude, elle n'a rien perdu toutefois de sa valeur à la suite de la crise de ses fondements. C'est qu'elle est essentiellement liée à la pureté abstraite des notions mathématiques et, plus encore, à la rigueur et à l'exactitude de la démonstration qui les combine. Le fait est qu'une cohérence parfaite peut régner à l'intérieur d'une axiomatique quelconque par la seule vertu d'une déduction bien faite. En ce sens la certitude est fonction de la cohérence et de la nécessité propres au raisonnement mathématique.
Mais il faut justement étudier les vertus de la démonstration.