Conscience

5. La conscience et le corps.*

Suite de la question des rapports de l'esprit et du corps

5-4) La théorie spiritualiste du cerveau d'après Bergson.

S'éloignant aussi bien de l'idéalisme pur que du matérialisme, la théorie spiritualiste des relations du cerveau et de la pensée mérite examen parce qu'elle apporte une contribution intéressante à la position du problème. Nous en prendrons es éléments surtout chez Bergson encore que les vues bergsoniennes ne soient pas la seule possibilité de solution offerte par le spiritualisme.

exposé

A plusieurs reprises Bergson est revenu sur cette importante question pour en conclure que la solidarité incontestable de la conscience et du corps n'autorise nullement à soutenir que le cérébral est l'équivalent du mental et encore moins que la conscience est une fonction du cerveau. Il propose une conception intéressante du rôle du cerveau qui consiste à en faire l'instrument de la vie mentale, conception toujours valable puisque la cybernétique et la neurologie s'accordent actuellement à voir dans le cerveau non point la cause ou la source de la pensée mais simplement un ensemble d'appareils et de circuits qui les relient.
Aimant les métaphores, les images suggestives, Bergson en propose plusieurs pour illustrer son idée de la fonction instrumentale et motrice du cerveau actualisant la vie mentale sur le plan de l'action et insérant l'esprit dans le tissu de la matérialité des choses.

5-4-1) Le cerveau est à la pensée ce que le clou est au vêtement qu'il supporte.
« Un vêtement est solidaire du clou auquel il est accroché… il ne s'ensuit pas que le clou soit l'équivalent du vêtement; encore moins s'ensuit-il que le vêtement et le clou soient la même chose. »

5-4-2) Le cerveau est comme un cadre où peuvent s'insérer les états de conscience les plus divers. Ce n'est pas qu'un état psychique quelconque puisse correspondre à un état cérébral donné : « Le cadre détermine quelque chose du tableau… mais il y a une multitude de tableaux différents qui tiendraient aussi bien dans ce cadre et par conséquent le cerveau ne détermine pas la pensée, et par conséquent la pensée, en grande partie du moins, est indépendante du cerveau. »

5-4-3) Le cerveau est un organe de pantomime. Il joue ce que l'esprit pense. Il en dessine seulement les articulations motrices.

5-4-4) « L'activité cérébrale est à l'activité mentale ce que les mouvements du bâton du chef d'orchestre sont à la symphonie. La symphonie dépasse de tous côtés les mouvements qui la scandent; la vie de l'esprit déborde de même la vie cérébrale. »

5-4-5) Si l'on pouvait regarder à l'intérieur d'un cerveau en pleine activité, on ne saurait que peu de choses sur ce qui se passe en même temps dans l'esprit.
On serait dans la situation d'un spectateur qui verrait les mouvements et les gestes des acteurs sans comprendre ou entendre ce qu'ils disent. La seule vision des gestes ne le renseignerait que fort peu sur le texte même de la pièce, à condition qu'il ne le connût point déjà, cela va sans dire.

5-4-6) La danse des molécules, des atomes et des électrons dont l'écorce cérébrale est le siège, à supposer que nous puissions la voir parfaitement, nous apparaîtrait comme dénuée de signification psychologique intrinsèque et il est faux de croire que nous pourrions comprendre la vie des sentiments et des idées au seul spectacle de la danse intra-cérébrale car il ne peut y avoir de table de correspondance exacte entre le cérébral et le mental.

La question est toujours ouverte et on est en droit d'attendre des renseignements intéressants de la neurologie, de l'encéphalographie et de la cybernétique.
La théorie paralléliste n'est pas sans intérêt quand elle conduit à voir dans les phénomènes cérébraux la traduction des phénomènes psychiques dans un autre langage et réciproquement. Il se pourrait que le corps exprime dans son ordre ce qui se passe dans l'esprit et que l'esprit à son tour exprime dans son langage spécifique ce qui se passe dans la matière et dans le corps, sans pour autant se réduire le moins du monde à des mouvements matériels. Il y aurait là tout un symbolisme métaphysique non dénué de valeur pour une pensée spiritualiste soucieuse de retrouver dans tous les ordres de réalité l'unité de structure que leur confère, dans cette hypothèse, l'intelligence du Créateur.

5-5) L'épiphénoménisme et son dépassement.

Le parallélisme peut être rompu non point en faveur du spiritualisme, mais en faveur du matérialisme : ainsi se présente la théorie épiphénoméniste.

exposé

L'épiphénoménisme, comme le terme l'indique, prétend que la conscience n'est qu'un phénomène accessoire, superficiel, greffé en superstructure sur l'activité cérébrale, seule profondément réelle. Ainsi la pensée ne serait que la lueur accompagnant les mouvements ou les changements filtra-cérébraux, la phosphorescence qui s'y ajoute et les éclaire « semblable à la trace lumineuse qui suit et dessine le mouvement de l'allumette qu'on frotte dans l'obscurité le long d'un mur » pour reprendre l'image que propose Bergson pour illustrer cette conception avant de la combattre.
Le Dantec fondait l'épiphénoménisme sur cette idée que la conscience n'est pas mesurable ni observable, qu'elle n'entre pas dans le cycle des lois de la conservation et de la dégradation de l'énergie.
Et l'épiphénoménisme en général conduit à penser que la conscience est un phénomène accessoire sans efficacité véritable, un épiphénomène dont la présence ou l'absence n'importe pas directement au fonctionnement de l'organisme, une propriété secondaire de la vie.

discussion

L'épiphénoménisme, tel que nous l'avons présenté, n'est plus guère soutenu par les philosophes mais il demeure implicitement dans la pensée des intellectuels scientistes, positivistes, matérialistes. C'est pourquoi il importe de voir avec précision ce qu'on peut lui objecter.

5-5-1) Il saute aux yeux que c'est une conception inacceptable des relations de l'esprit et du corps pour la simple raison qu'elle suppose entre eux une dépendance unilatérale démentie par l'expérience. Que l'esprit dépende du corps et s'en dégage c'est entendu mais il est non moins vrai que le corps subit l'influence de l'esprit et que leur rapport est une relation d'action réciproque et d'interdépendance.
Bien des faits pourraient être invoqués en faveur de cette vérité. Toute la vie mentale, la volonté et la liberté, notamment, témoignent en ce sens : la pensée est motrice, elle est créatrice, elle est animatrice. La condition humaine ne saurait se concevoir sans l'idée de l'efficacité et de la puissance de l'esprit.
L'influence du psychisme sur l'organisme est indéniable et la médecine psychosomatique, confirmant les données de la psychiatrie, a mis en évidence l'importance des facteurs psychiques jusque dans la genèse et l'évolution des maladies qui paraissaient exclusivement physiologiques.
Les méthodes du yoga, pratiquées par les sages de l'Inde, nous révèlent l'empire que l'esprit peut prendre sur la chair et non point simplement dans l'ordre moral mais jusque dans le contrôle des fonctions neuro-végétatives.

5-5-2) L'épiphénoménisme n'échappe pas à cette contradiction que toute négation de la conscience présuppose la conscience prononçant sa propre négation et la réintroduction subreptice de ce qu'on prétendait écarter.

5-5-3) Il n'est pas vrai que l'esprit soit sans efficacité. L'esprit est une force hyper-organique dont le cerveau peut être considéré comme l'outil ou le serviteur. A la suite de Maine de Biran, Bergson devait affirmer l'existence d'une énergie spirituelle spécifique, irréductible à l'énergie physique ou biologique mais non moins réelle. Cette énergie n'est autre que la conscience dans sa vertu inventive et créatrice.
Les deux sortes d'énergie sont incommensurables, elles s'unissent cependant par l'intermédiaire du cerveau. L'énergie spirituelle se dépense en actes libres en utilisant, en libérant de façon explosive les forces accumulées dans et par l'organisme. Toutefois il est vain de tenter de mesurer l'énergie spirituelle, elle échappe à la mesure, à l'espace, à la quantité par sa nature même et c'est pourquoi elle n'entre pas en tant que telle dans les transformations de l'énergie matérielle étudiées par les physiciens. Demander qu'elle soit observable sur le plan expérimental, c'est une fausse exigence, un non-sens.
Pour éviter les équivoques toujours possibles certains penseurs désirent que l'on renonce à parler de forces spirituelles, (l'énergie spirituelle puisque l'activité de l'esprit n'est pas de l'ordre de l'énergie physique et ne se prête pas aux mesures.

5-5-4) Les confusions viennent généralement de ce que l'on considère la pensée comme une fonction dont le cerveau serait l'organe ou encore comme une sécrétion dont le cerveau serait le siège. De telles idées sont à réviser complètement car elles conduisent d'emblée à faire de la pensée quelque chose de physiologique, ce qui n'a pas de sens. Organe et fonction sont des termes qui n'ont de sens valable que dans l'ordre biologique. Nous voulons dire que les vraies fonctions, telles que respiration, circulation, digestion, sécrétion, sont des opérations ou des processus physiologiques attachés aux structures morphologiques des appareils et des organes sur le même plan de réalité ou d'existence qu'eux.
C'est simplement par métaphore, de façon symbolique, que les psychologues parlent de fonctions mentales ou psychiques comme l'imagination, l'attention, l'intelligence, l'invention. En fait ces fonctions sont radicalement spirituelles ou ne sont rien : c'est à prendre ou à laisser mais, cela va sans dire, l'affirmation de leur spiritualité intrinsèque n'exclut pas du tout la prise en considération de leurs conditions physiologiques.

5-5-5) L'épiphénoménisme est l'expression d'un matérialisme nettement dépassé et condamné par le nouveau matérialisme d'inspiration marxiste. En effet le matérialisme dialectique reconnaît l'efficacité de l'esprit et que si l'esprit dérive de la matière, il n'en réagit pas moins sur elle pour la modifier ou la transformer ou encore pour acquérir une existence plus riche sur un plan supérieur d'émergence ou d'évolution.
C'est pourquoi Engels, le collaborateur de K. Marx, voit dans la pensée un produit du cerveau mais un produit supérieur et non un sous-produit.
La plupart des marxistes récuseront pour cette raison l'épiphénoménisme.
Nous prétendons toutefois qu'ils demeurent épiphénoménistes malgré eux puisque leur doctrine les oblige à faire de la pensée une simple propriété dégagée de la matière au cours de l'évolution aveugle de l'univers.
Le marxisme nous paraît enfermé, sur ce point dans une contradiction insupportable non prévue par la doctrine : d'un côté voir dans l'esprit un simple produit de la matière et s'exposer à l'épiphénoménisme, au matérialisme le plus grossier; de l'autre reconnaître la supériorité, la transcendance de l'esprit sans pouvoir jamais en rendre compte et en donnant involontairement raison aux spiritualistes. Que demandent en effet les spiritualistes? Que l'on s'accorde à voir dans l'esprit et ses divers attributs une réalité supérieure en valeur au monde des choses et des objets, quelle que soit son origine dans ce même monde et ses conditions d'ordre matériel.
Certes il est possible d'adresser au matérialisme bien d'autres objections mais nous retiendrons ici qu'un matérialiste conséquent est un spiritualiste qui s'ignore quand il reconnaît, par la pensée même, la puissance et la gloire de l'esprit.

5-5-6) Malgré ses prétentions à la positivité et sous des apparences scientifiques l’épiphénoménisme est au fond une théorie métaphysique : c'est un matérialisme mal déguisé. C'est pourquoi sur ce terrain métaphysique, on peut lui opposer — hypothèse pour hypothèse — une idée spiritualiste hardie qui consisterait à dire : ce n'est pas l'esprit c'est la matière qui est un épiphénomène, une réalité secondaire ou seconde faite simplement pour servir de support à la pensée, pour permettre sa manifestation, le cerveau étant alors l'instrument, le moyen de cette actualisation. De la sorte on évite le vice ordinaire du matérialisme qui est d'expliquer le supérieur par l'inférieur.

❖ Bibliographie

Quelques lectures en complément.

Quelques livres de librairie pour approfondir le sujet.

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