Conscience

3. La conscience et la condition humaine.

Pour comprendre l'homme on considère souvent qu'il faut partir de ses conditions objectives d'existence : la nature, le monde extérieur, l'organisme, après quoi l'on trouve l'esprit comme une sorte de résidu insolite. On peut procéder tout autrement et s'installer au contraire dans l'esprit en faisant sien le mot de Descartes: « Je ne suis qu'une chose qui pense, c'est-à-dire un esprit, un entendement ou une raison. »
La position peut sembler extrême et tributaire d'un spiritualisme intempérant. Pourtant à la réflexion on s'aperçoit que la conscience est au centre de la condition humaine et que si on l'arrachait du coeur de l'homme il n'y aurait plus d'homme en nous mais seulement une chose, un objet physique ou un pur et simple animal.
Ce privilège de la conscience, il est incontestable, et avec Descartes un autre grand philosophe le souligne en termes mémorables : « L'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature, mais c'est un roseau pensant. Il ne faut pas que l'univers entier s'arme pour l'écraser, une vapeur, une goutte d'eau suffit pour le tuer. Mais quand l'univers l'écraserait l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue parce qu'il sait qu'il meurt et l'avantage que l'univers a sur lui, l'univers n'en sait rien. » (Pascal.)
En ce sens la conscience est au centre du monde et le monde est suspendu à la perception du sujet pensant. « Ma conscience fait exister le monde », déclare
Sartre. Et il faut entendre par là non pas que la réalité extérieure ne puisse subsister en elle-même indépendamment de la pensée humaine — ce qui serait une thèse idéaliste discutable — mais tout simplement que cette réalité ne serait rien pour nous si nous n'en prenions conscience. C'est par la conscience et à travers elle que nous connaissons toute existence, celle du corps, celle du monde extérieur celle des autres. L'acte par lequel la conscience saisit un objet est en même temps l'acte par lequel elle se saisit elle-même en saisissant l'objet.
Je suis un corps mais je ne puis le dire que parce que j'ai conscience de l'être, je suis donc une chose qui pense avoir un corps mais qui par là même est esprit. Un être qui se pense corporel ou matériel ne peut faire qu'il ne se pense en même temps comme spirituel; il ne peut sans contradiction cesser de se penser comme esprit ou comme sujet. C'est la force invincible du Cogito cartésien, base de la philosophie et de la psychologie subjective en particulier.


La Philosophie

C'est en ce sens qu'il faut prendre le mot de Descartes souvent incompris : l'esprit est plus aisé à connaître que le corps. D'un côté il semblerait qu'il fût plus facile de connaître le corps et les choses sensibles. Mais il ne faut pas oublier que l'esprit est toujours présent à lui-même, qu'il enveloppe le monde de son propre regard, que les choses ne sont connues qu'en fonction de lui et qu'ainsi il ne cesse de se percevoir et de se connaître soit directement en tant que sujet, soit dans l'objet qui n'est objet que par rapport à lui : à travers les choses qu'il connaît l'esprit se retrouve par transparence. Au fond il ne sort jamais de lui-même, fût-ce dans la connaissance la plus objective et alors même que cette connaissance lui révèle une réalité transcendante à lui et indépendante de lui.
Si nous étions privés du privilège de l'esprit, la matière et le corps cesseraient d'exister pour nous, s'évanouiraient comme un songe. C'est pourquoi on peut dire qu'en un sens tout est suspendu à la conscience, que tout dépend de l'esprit.
Pascal nous invite à cette conversion lorsqu'il écrit : « Par l'espace l'univers me comprend et m'engloutit comme un point, par la pensée je le comprends. » Et cette primauté de la conscience est à la fois de l'ordre de la réalité et de l'ordre de la valeur : « Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre et ses royaumes ne valent pas le moindre des esprits car il connaît tout cela et soi; et les corps, rien. »
Dans une perspective différente, Sartre insiste sur l'importance de la conscience dans la condition ou la réalité humaine. La marque caractéristique de l'homme c'est d'exister pour-soi, c'est-à-dire d'être conscience. Mais par là même c'est être à distance de soi, en décalage par rapport à soi et c'est pouvoir de la sorte se saisir, se regarder et s'arracher à soi-même, au lieu d'être, comme les choses, figé dans le statut de l'en-soi inerte et massif. D'où la liberté qui caractérise l'homme et aussi la part de non-être qui se glisse dans son être.
La connaissance, quand elle est conscience de soi, sera donc faite à la fois de présence et d'absence, d'intériorité et de distance. La présence à soi implique une certaine distance entre le Je connaissant et le Moi connu, une sorte de fissure ou de vide dans l'être de l'homme qui fait qu'il est précisément un être pour soi, conscient de soi, qui doit se faire en usant de sa liberté. La conscience est en perpétuel décalage par rapport à elle-même; le néant qu'est l'existence la sépare d'elle-même. D'où le texte bizarre : « Ainsi le pour-soi en tant qu'il n'est pas soi est une présence à soi qui manque d'une certaine présence à soi et c'est en tant que manque de cette présence qu'il est présence à soi. »

De toute façon on ne peut nier les prérogatives attachées à la conscience et la différence qu'elle met entre nous et les animaux par exemple. Certes on doit reconnaître chez certains animaux la présence du psychisme, l'existence de phénomènes psychiques de tous ordres : affectifs, actifs, intellectuels. On peut parler de mémoire animale, d'intelligence animale, d'affectivité élémentaire animale, d'instinct également.

Mais qui dit psychisme ne dit pas forcément conscience, pensée, esprit. C'est pour cette raison que nous refusons l'expression conscience animale. Si l'on donne, en effet, au terme conscience le sens fort qu'il a dans le Cogito cartésien, il est bien évident que c'est une prérogative spécifiquement humaine. La possibilité de s'apercevoir de sa propre existence et de toute existence à travers elle, le sentiment qu'on est avant tout une chose qui pense et qui réfléchit, le pouvoir de distinguer le sujet et l'objet, de se penser comme sujet tout en pensant le monde comme objet, la présence de la liberté et celle de la raison, bien d'autres privilèges encore, voilà qui fait de la conscience en tant qu'existence spirituelle un attribut qu'il est impossible d'accorder à l'être de l'animal, quelle que soit sa place dans la hiérarchie des vivants.

bdp
21-Avr-2024
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