Conscience

5. La conscience et le corps.

La question des rapports de l'esprit et du corps est un problème qui, pour être classique, n'a rien perdu de son importance. Nous n'en sacrifierons pas l'essentiel, tout en l'allégeant le plus possible.
Il est bien évident que la vie du corps tout entière intéresse la conscience. L'esprit est profondément incarné et l'organisme agit sur le psychisme dans sa totalité. Mais ce qui importe au psychologue c'est de savoir si l'esprit garde sa spécificité dans le contexte de ses conditions organiques ou physiologiques.

5-1) Théorie des localisations cérébrales.

exposé

Certains naturalistes du XIXe siècle ont pensé que l'activité cérébrale pouvait rendre compte de la vie mentale et qu'il était possible d'assigner aux fonctions psychiques un siège déterminé dans le territoire cérébral.
Après que Broca eût découvert le centre du langage au pied de la troisième circonvolution frontale gauche, ont été localisés, dans les lobes cérébraux et dans l'hémisphère gauche en particulier, des centres moteurs, visuels, auditifs, sensoriels. Par la suite on a établi toute une topographie cérébrale où sont' apparues des zones spécialisées et différenciées pour l'implantation ou le support des fonctions psycho-organiques telles que la mémoire ou l'affectivité.
De plus en plus on substitue à l'idée de localisations ponctuelles celle de zones ou d'aires assez étendues et surtout on s'est aperçu que la base neurologique de la vie psychique est constituée moins par des localisations que par des connexions et des transmissions entre groupes de cellules nerveuses reliées par des faisceaux de fibres. Mais c'est là l'affaire des biologistes.

discussion

Parler de localisations cérébrales n'autorise pas pour autant à parler de localisations psychiques ou proprement spirituelles. Ce n'est pas du même ordre. En fait on ne localise pas des facultés ou des fonctions mentales comme l'intelligence, l'imagination, l'intuition, l'attention, la mémoire; on leur assigne seulement des centres ou des zones correspondants dans le territoire cortical. On localise seulement des mécanismes moteurs, des éléments bio-physiques ou si l'on veut des fonctions physiologiques et non psychologiques. Le contraire serait d'ailleurs surprenant. On aura beau faire : ce qui est psychique n'est pas organique encore que ce soit conditionné par une structure biologique. Le souvenir par exemple n'est pas un mouvement de cellules, un frisson du cortex ; il leur est simplement lié.
C'est pourquoi la théorie des localisations cérébrales, psychologiquement interprétée, fait non sens.
Sans le savoir les premiers théoriciens des localisations cérébro-psychiques ont été victimes d'une certaine conception de la psychologie qui régnait alors et qui a été depuis dénoncée, reniée par la plupart des psychologues. Nous voulons parler de cette psychologie associationniste, atomistique qui morcelait, fragmentait la vie mentale en un certain nombre d'éléments distincts et homogènes, en un certain nombre d'unités ou d'atomes psychiques (sensations, images, souvenirs, idées) susceptibles de se combiner pour donner censément la physionomie de l'esprit. Conception statique qui spatialisait la vie spirituelle, la chosifiait en quelque sorte et incitait les naturalistes à chercher dans la géographie cérébrale l'exact équivalent des états psychiques ainsi identifiés par les psychologues.
D'autres psychologues ont su montrer que la conscience est une et indivise autant qu'immatérielle par définition.
Mais le problème des rapports de l'esprit et du corps n'est pas pour autant résolu sur le plan philosophique.

5-2) La conception cartésienne.

En pareil problème il est indispensable de partir de la position de la question par Descartes. Sa conception apparaît d'abord dualiste. Il distingue en effet, en dehors de Dieu, deux substances principales :
— la substance spirituelle « dont toute l'essence ou la nature n'est que de penser ».
— la substance matérielle (dont le corps fait partie) et dont toute l'essence consiste dans l'étendue.
Ainsi se trouvent caractérisées deux formes d'être susceptibles d'exister indépendamment l'une de l'autre.
— l'esprit dont la pensée est l'attribut principal;
— la matière dont l'étendue, la spatialité est l'attribut principal.
La pensée ne peut exister sans l'esprit, pas davantage l'étendue sans la matière. En revanche la matière peut et pourrait exister sans que l'esprit fût (entendez l'esprit humain) et l'esprit pourrait exister sans avoir besoin de la matière (dans d'autres conditions que celles du monde actuel ou dans la survie de l'âme immortelle par exemple).
D'où ce passage hardi du Discours de la Méthode qui découle des révélations
apportées par le Cogito : « Je connus de là que j'étais une substance dont toute l'essence ou la nature n'est que de penser et qui pour être n'a besoin d'aucun lieu ni ne dépend d'aucune chose matérielle; en sorte que ce moi, c'est-à-dire l'âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps et même qu'elle est plus aisée à connaître que lui et qu'encore qu'il ne fût point, elle ne laisserait point d'être tout ce qu'elle est. »
Le corps à part, l'esprit à part : deux substances irréductibles et respectivement définies par la pensée et l'étendue, n'est-ce pas l'expression d'un parfait dualisme?
En fait Descartes établit bien cette dualité mais sur le plan métaphysique ou ontologique dans l'ordre de l'être et non point sur le plan des apparences, des phénomènes, où il constate au contraire l'union intime de l'esprit et du corps dans la condition humaine.
Précisément le vrai homme, pour parler son langage, n'est ni esprit pur ni pure matière mais bien l'union des deux, le mélange des deux dira-t-il lui-même, revenant ainsi à la notion traditionnelle du composé humain.
Ce que Descartes veut, c'est que l'esprit ou l'âme ne soit pas tiré, dérivé de la puissance de la matière, qu'il soit une substance existant par elle-même. Mais il n'a pas le moins du monde l'intention de nier que l'esprit soit lié à des conditions biologiques et physiques d'existence ou de manifestation empirique.
Il va plus loin, il pose même l'union de l'âme et du corps comme une notion primitive et fondamentale et il se propose d'étudier dans le Traité des Passions leur interdépendance et leur interaction.
De cette union de la conscience et du corps qui fait la condition humaine présente, Descartes va même jusqu'à faire une troisième substance, si grande est l'importance qu'il lui attribue.
Donc, dualisme sur le plan ontologique là où les substances possèdent dans l'être des fondements séparés, mais unité psycho-physiologique là où interfèrent le psychisme et l'organisme, l'esprit et la matière, la pensée et l'étendue, sur le plan de la réalité humaine présente, objet d'étude pour la psychologie positive. Telle est, rétablie, nous l'espérons, sous son vrai jour, la théorie cartésienne des relations de la conscience et du corps.

discussion

L'idée que Descartes est irréductiblement dualiste a pesé sur sa théorie et l'a déformée par la suite. Il a beau faire une physiologie de la conscience, souligner l'importance des esprits animaux, savoir de l'Influx nerveux, donner à l'âme même une sorte de siège ou de localisation cérébrale dans la glande pinéale j, rien n'y fait, on affirme que sa théorie ne rend pas compte des corrélations entre les phénomènes psychologiques et les phénomènes physiologiques.
C'est qu'une difficulté demeure. A supposer que l'esprit et le corps soient des substances hétérogènes, comment expliquer qu'elles puissent interagir? Les métaphysiciens post-cartésiens comme Malebranche, Spinoza, Leibniz ne manquent pas de se poser la question qu'on appelle alors : problème de la communication ou du commerce des substances.
Descartes cependant a prévu l'objection. Pour lui deux substances peuvent être intrinsèquement différentes par leur essence sans que cette situation empêche pour autant leur mélange, leur union et leur interaction. C'est à prendre ou à laisser.
L'union de l'esprit et du corps est peut-être un mystère, en tout cas c'est un fait et un fait au delà duquel on ne peut pas remonter, un de ces faits purs que la raison ne saurait comprendre à moins de recourir à la volonté divine elle-même pour en expliquer l'existence.
• La position cartésienne du problème demeure importante actuellement, si elle est bien comprise, puisqu'elle consiste à maintenir l'originalité irréductible de la vie mentale sans la séparer néanmoins de la vie organique ou cérébrale. Mais peut-être est-il possible de rendre compte autrement des relations entre la pensée et le cerveau, la conscience et le corps?


5-3) Le parallélisme psycho-physiologique.

A la suite de Descartes, de grands métaphysiciens s'efforcent de résoudre le problème de la communication des substances sans accepter la solution qu'il avait proposée. Il leur semble illogique que l'esprit et le corps puissent être en action réciproque tout en demeurant radicalement hétérogènes ou plutôt ils entendent sauver cette hétérogénéité au détriment de l'interaction. C'est de ces tentatives d'un Leibniz, d'un Spinoza ou d'un Malebranche qu'est née la théorie dite du parallélisme.

exposé

Adoptée par plusieurs psychologues la théorie paralléliste consiste à dire qu'il y a entre la conscience et le corps non pas action réciproque mais correspondance terme à terme comme entre deux séries parallèles qui s'accompagnent, mais par définition ne se rencontrent jamais.
L'esprit et le corps seraient comme un texte et sa traduction ou plutôt comme deux traductions d'un même texte fondamental, l'une en langage psychique, l'autre en langage biologique. D'un côté les phénomènes psychologiques, de l'autre les    phénomènes    physiologiques : deux séries concomitantes, coextensives mais qui n'interfèrent pas, à la fois indépendantes et synchronisées, distinctes et coordonnées, dans une relation d'harmonie pour reprendre la formule d'harmonie préétablie dont se servait Leibniz pour rendre compte des rapports des substances matérielles et des substances spirituelles.

discussion

Si l'on en reste au seul terrain de la psychologie, on est en droit de se demander ce que vaut le parallélisme. On doit alors reconnaître que c'est une méthode ou une hypothèse de travail qui n'est pas négligeable car il faut bien différencier ce qui est psychologique et ce qui est physiologique pour y voir clair dans l'être complexe de l'homme. La distinction est commode pour bien départager les deux mondes. Mais il reste à savoir si une hypothèse de travail mérite d'être retenue comme doctrine satisfaisante des rapports de l'esprit et du corps.

5-3-1) La théorie paralléliste ne peut guère échapper à l'antithèse monisme - dualisme. Elle oscille entre ces deux termes et ne peut manquer d'incliner finalement d'un côté ou de l'autre.

5-3-2) Un grand philosophe spiritualiste, Bergson, a vivement critiqué le parallélisme psycho-physiologique en y dénonçant une illusion philosophique. Il s'en prend en particulier à l'idée d'une équivalence entre l'état psychique et l'état cérébral correspondant. Selon Bergson, il n'est pas vrai qu'il y ait équivalence entre la pensée et le cerveau. C'est qu'il faut correctement concevoir le rôle du cerveau par rapport à l'esprit. « Dégageant de l'esprit ce qui est extériorisable en mouvement, insérant l'esprit dans ce cadre moteur, il l'amène à limiter le plus souvent sa vision mais aussi à rendre son action efficace. C'est dire que l'esprit déborde le cerveau de toutes parts et que l'activité cérébrale ne répond qu'à une infime partie de l'activité mentale. »
Qu'il y ait correspondance entre la pensée et le cerveau c'est vrai seulement d'une façon globale et non terme à terme. Bergson fait observer que si deux touts sont solidaires il ne s'ensuit pas forcément que chaque partie de l'un soit solidaire d'une partie déterminée de l'autre.
Pour Bergson il y a dans la pensée plus et autre chose que dans le cerveau et à un même état cérébral ou physiologique peuvent correspondre plusieurs états psychiques divers et riches d'un ordre différent, celui de la spiritualité et de la qualité pure.

bdp
21-Avr-2024
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