3. Analayse psychologique
Synthèse mentale, l'attention est complexe et soulève plusieurs difficultés. Nous retiendrons les principales.
3-1) Le phénomène d'unité mentale.
Faire attention, c'est faire converger les rayons de l'esprit vers un objet, une représentation qui en occupe le foyer. L'attention — a-t-on dit — est un monoïdéisme, c'est-à-dire un état psychique où une seule idée occupe la conscience tout entière dans son effort de concentration.
Mieux vaudrait dire que c'est un phénomène d'unité mentale impliquant l'organisation de plusieurs représentations autour d'une idée centrale qui les polarise. En effet de ce qu'une représentation est une, il ne s'ensuit pas qu'elle soit simple. En vertu des formes, des schémas et des associations d'idées, une représentation dominante voit se former autour d'elle tout un cortège de représentations secondaires dont elle assure précisément l'unité ou l'unification, ou plutôt c'est l'effort de l'esprit qui permet cette intégration. En ce sens l'état d'attention n'est pas un monoïdéisme mais un polyidéisme cohérent et organisé. Faire attention ce n'est pas s'appliquer à une seule idée mais à un groupe d'idées formant un ensemble ou un thème de réflexion, l'abstraction maintenant à l'écart les représentations étrangères au système retenu, non susceptibles de s'y incorporer actuellement. L'effort d'attention, comme l'effort de rappel, suppose un schéma dynamique, pour employer l'expression bergsonienne. La loi de la conscience est d'ailleurs toujours l'unité dans la multiplicité.
3-2) Mobilité ou divisibilité?
La question est justement de savoir si l'attention peut se scinder, se partager ou si elle reste radicalement indivisible. En d'autres termes est-il possible de faire attention à plusieurs choses à la fois? Une attention qui se divise mérite
t-elle encore ce nom?
Il semblerait d'abord que l'attention fût capable de se partager, de se donner à plusieurs choses simultanément. Ainsi : lire ou converser tout en écoutant la radio, conduire une voiture tout en conversant, traverser la rue
tout en pensant à autre chose, jouer du piano à deux mains, diriger un orchestre et exécuter d'autres tâches complexes de ce genre.
A y regarder de plus près cependant, il n'est pas prouvé que l'attention perde son caractère d'unité.
Il peut y avoir coexistence d'une tâche demandant une attention soutenue avec une autre qui s'effectue automatiquement ou inconsciemment : il suffit qu'elles ne soient point concurrentes. Les activités automatiques sont seulement surveillées par une attention latente, indirecte ou marginale, comme on dit quelquefois, c'est-à-dire dans la marge de la zone principale du faisceau attentif.
Il peut y avoir organisation de plusieurs activités dans un même cadre, un même système où elles se coordonnent et apparaissent complémentaires, l'unité de l'ensemble étant fonction du degré d'intégration. Ainsi pour le pianiste et le chef d'orchestre.
La simultanéité des tâches ou des actes n'est qu'illusoire : en fait, il se produit une succession d'opérations mais si rapide qu'on a une sensation de simultanéité; l'alternance donne la même impression.
Pour tout dire, si l'attention parait divisible c'est qu'elle est mobile et peut se porter, dans tous les sens, tel un phare tournant qui balaye de ses feux tous les secteurs de l'horizon. C'est un faisceau extrêmement mobile.
De plus elle a une structure rayonnante comme le suggère l'image du projecteur. Il en résulte que si la plus grande luminosité est bien dans l'axe du faisceau, une certaine lumière est encore donnée cependant par les rayons latéraux d'où ces phénomènes d'attention secondaire ou marginale qui se produisent dans la frange ou le halo du cône lumineux.
Je peux travailler tout en écoutant la musique mais le concert — entendu plutôt qu'écouté — est à demi conscient et n'est vraiment saisi que si le projecteur de l'attention se détournant du travail est brusquement braqué vers lui au moins quelques instants. Là encore peut jouer l'alternance. De même je ne prête qu'une attention secondaire ou seconde, une oreille distraite, à la rumeur qui monte de la rue, si je n'ai pas l'intention de la placer dans l'axe du faisceau.
3-3) Enrichissement ou appauvrissement.
L'attention implique une sorte de rétrécissement du champ de conscience puisque pour être attentif à une chose il faut se distraire d'une autre et que de toute façon l'abstraction intervient ici dans sa fonction de sélection et d'élimination.
Aussi est-on conduit à se demander si l'attention se traduit par un enrichissement ou un appauvrissement d'ordre mental.
On ne peut manquer de reconnaître qu'il en résulte bien un enrichissement : du côté de l'objet et du côté du sujet.
Du côté de l'objet : éclairé plus vivement l'objet retenu ou fixé par l'attention se détache plus nettement sur le fond neutre de la conscience, il émerge, il prend un relief nouveau tel un monument que les projecteurs illuminent de leurs feux au coeur de la nuit.
Du côté du sujet : l'acte d'attention intensifie la vie mentale puisqu'il implique un effort, une tension, une application, une vigilance de l'esprit. Faire attention c'est faire effort, c'est vouloir, c'est être vigilant et c'est également augmenter la clarté, la distinction, la richesse et l'éclat des représentations. Le seul fait de faire attention éduque et forme l'esprit.
Cela vaut bien la néantisation inévitable — pour user d'un mot sartrien — c'est-à-dire l'élimination au moins momentanée de ce qui ne peut être retenu ou considéré présentement si l'on veut éviter la dispersion mentale.
3-4) Choix et liberté : la loi d'intérêt.
L'attention est sélective, c'est évident. Elle est dominée par la loi d'intérêt, autrement dit par l'inclination que nous avons à rechercher ce qui nous attache, nous plaît, nous captive, nous séduit, pour répondre à nos tendances, à nos préférences superficielles ou profondes. La conscience attentive effectue son choix d'après ces tendances mais encore faut-il qu'elle demeure libre et par rapport aux inclinations et par rapport à l'objet choisi.
La liberté transcende les tendances, elle a le pouvoir de dire oui ou non à leurs sollicitations intérieures ou extérieures.
Mais du côté de l'objet une attraction irrésistible ne s'exerce-t-elle pas sur la conscience au point de la rendre attentive, malgré elle, voire même contre son gré? Dans ce cas le choix ne serait pas libre et de plus la loi d'intérêt semble bien être instinctive et spontanée par elle-même.
On répondra que l'attention véritable est volontaire, réfléchie et consentie, que l'attention spontanée et commandée de l'extérieur n'en est pas une. L'impossibilité de s'arracher à un objet — qu'on pourrait prendre pour le comble de l'attention — n'en est pas en réalité si la conscience captive, fascinée et conquise se contente de subir un pouvoir qui émane de cet objet, une attraction irrésistible. On dira que faire attention c'est substituer l'initiative du sujet au privilège de l'objet.
Il n'est pas question, par conséquent, que l'objet ou la valeur qui se propose à l'attention diminue la liberté de l'esprit. La langue est très juste qui dit que l'on donne, que l'on prête ou que l'on accorde son attention. Dans l'attitude de soumission aux choses, aux objets ou aux valeurs, la conscience demeure encore libre de sa décision, elle se pose toujours dans sa liberté, par son acceptation ou par son refus.
De plus, faire attention c'est encore tourner ses regards vers ce qui mérite d'être regardé pour porter en soi une valeur intrinsèque ou objective. Il se pourrait que le comble de l'attention et de la liberté ce fût précisément de reconnaître les valeurs authentiques dignes de retenir l'esprit et de répondre à son besoin de beauté, de vérité et d'amour. En ce sens l'activité de l'esprit, inhérente à l'effort d'attention, n'est pas exclusive de la réceptivité qui permet d'accueillir le don de l'être.
3-5) Attention ou distraction.
Attention et distraction sont corrélatives puisqu'on ne peut se tourner d'un côté sans se détourner de l'autre. De même qu'on ne saurait se souvenir sans oublier aussi, on ne peut faire attention sans être distrait par rapport à autre chose. Mais il y a plusieurs formes de distraction.
La distraction normale est celle qu'entraîne la sélection inhérente à toute concentration de l'esprit sur l'objet choisi, au détriment du reste. Elle est inévitable et même nécessaire dans sa fonction d'allègement et d'aération de la pensée.
La distraction anormale ou pathologique n'est autre que l'incapacité de l'esprit à fixer son attention sur quoi que ce soit avec l'application et la continuité désirables. Liée à une baisse de la tension psychique cet état risque d'empêcher tout travail sérieux et de rendre impossible l'effort de concentration.
La distractivité — terme employé parfois — serait un autre nom de l'instabilité, de la dispersion mentale, de cet état où le sujet gaspille ses énergies, les éparpille, entreprend tout et ne fait rien, soit parce que sa volonté est insuffisante soit parce que des intérêts divers et contradictoires, le sollicitent dans des directions opposées. Etre distrait, en ce cas, c'est être écartelé, tiré en tous sens.
De ces formes inférieures il faudrait distinguer soigneusement la distraction supérieure, qui loin d'être l'absence d'attention, est au contraire le signe d'une méditation profonde et absorbante dont l'intérêt détourne ou détache de toute autre chose. C'est la psychologie du savant ou du philosophe distrait des choses de la vie courante mais singulièrement attentif à l'objet de sa recherche ou de sa réflexion. Dans le même esprit nous avons distingué rêverie inférieure et rêverie supérieure.
La distraction totale et irrémédiable révèle la faiblesse de l'esprit et du caractère ou l'impossibilité de s'intéresser à quoi que ce soit. Mais l'excès dans l'attention n'est pas moins morbide quand il se traduit par l'idée fixe, l'obsession, la sclérose de la pensée, la fascination que subit une conscience rivée une fois pour toutes dans la direction où se fixe son regard.