Nous allons nous pencher sur la valeur de la connaissance sensible et le fondement de la perception.
4. Valeur & fondement.
4-1) Place du sensible dans la conscience : le sensualisme.
Sur le plan de la théorie de la connaissance, l'empirisme est une doctrine qui a toujours fait la plus large place à l'intention sensible comme en témoigne l'ancienne formule : « Nil est intellectu quid non Arius in sensu fuerit ». Il n'est rien dans l'entendement qui n'ait été d'abord dans les sens. C'est dans cette ligne qu'il faut inscrire la théorie de CONDILLAC dite sensualisme.
Le Traité des sensations se propose « de faire voir comment toutes nos connaissances et toutes nos facultés viennent des sens, ou, pour parler plus exactement, des sensations ». CONDILLAC imagine une statue animée d'un esprit mais privée de toute espèce d'idées, dans laquelle s'ouvrirait successivement chaque sens en commençant par l'odorat, le plus modeste apparemment. Qu'on lui fasse respirer l'odeur d'une rose, la statue sera tout entière parfum de rose et de cette sensation pourront naître l'attention, le souvenir, le désir, le jugement, l'imagination, la volonté; bref toutes les fonctions mentales pourront dériver de la sensation transformée. La sensation est la source unique, l'élément primitif de la conscience; la réflexion n'est que seconde, elle ne s'éveille qu'après coup.
Il saute aux yeux que CONDILLAC accorde à la sensation un privilège excessif et que son allégorie de la statue est tout artificielle.
La sensation ne se transformerait jamais si la conscience n'opérait cette transformation même. Or pour le faire il faut bien qu'elle lui préexiste ou que, tout au moins, elle coexiste avec elle dès le principe. C'est l'activité du sujet qui tire des données sensibles ce qui l'intéresse et, de plus, il est impensable de vouloir dériver de l'intuition sensible les grandes opérations mentales et la personnalité elle-même.
Il ne faut pas oublier du reste que l'empirisme classique fait de l'esprit non seulement une table rase où viennent s'inscrire les représentations, mais encore un être inerte ne possédant aucune activité interne a priori. Idée inacceptable.
Enfin la conscience ne saurait se déduire de quoi que ce soit : tout effort pour la déduire la présuppose dans cette opération même.
4-2) Valeur de la connaissance sensible.
L'une des tâches premières de la réflexion philosophique est de critiquer les apparences et notamment les apparences sensibles, de dénoncer la relativité des sensations. La science elle-même est obligée de dépasser l'univers sensible bien qu'elle y prenne son point de départ. Quelle est donc l'exacte valeur de la connaissance sensible?
- L'univers de la perception est limité par les limitations de nos sens eux-mêmes. Nous ne sommes pas sensibles à toutes les vibrations du monde.
Pour être perceptibles les excitations doivent franchir le seuil des organes des sens et il existe autant de seuils qu'il y a de registres sensoriels différents (pour l'ouïe, la vue, etc
). Disgrâce mais apparente seulement, puisque les seuils filtrent opportunément les rumeurs du monde, les adaptent aux besoins de l'organisme et permettent à la conscience d'avoir la paix chez soi.
Il va sans dire que l'intelligence permet de faire éclater les seuils, de les reculer du côté des deux infinis ou du moins de suppléer à leur insuffisance par des appareils et des instruments capables de nous livrer ce que l'intuition sensible ne peut saisir directement.
Même raisonnement pour les erreurs ou les illusions des sens qui n'ont rien de rédhibitoire puisque corrigibles par le jugement.
- Bien que relative aux appareils récepteurs de l'organisme, au point que le monde sensible nous semblerait autre si nous avions d'autres sens, la connaissance sensible n'exclut pas, du fait de son existence même, une certaine correspondance entre les structures psycho-organiques et les propriétés objectives du monde extérieur. Il est vrai qu'il n'y a d'ondes sonores que par rapport à nos oreilles, par exemple, mais encore faut-il qu'il y ait dans la nature physique des structures différenciées aptes à être perçues de la sorte par un organe qui actualise ces virtualités. Tout se passe comme s'il existait une finalité dans l'adaptation réciproque du corps et du monde sensible.
Mais alors même qu'on retire à l'intuition sensible, toute valeur de connaissance théorique du réel, on ne peut lui refuser une valeur pratique et utilitaire puisque les sensations sont des messages, des informations. Les classiques l'avaient bien vu. Pour DESCARTES les sensations nous font connaître non pas l'essence de la matière mais l'union vécue du corps et de l'esprit ainsi que les propriétés utiles ou nuisibles des objets qui nous entourent. MALEBRANCHE résume sa pensée dans ce texte : « Nos sens ne nous font pas connaître ce que les corps sont en eux-mêmes mais les rapports qu'ils ont à la conservation de notre corps. »
- A côté de la perception utilitaire cependant il faudrait faire place à la perception esthétique qui consiste à contempler le monde — même en dehors des objets d'art — sans y voir un ensemble d'instruments susceptibles d'être utilisés ou non. Dans cet éclairage le royaume des formes, des couleurs et des sons prend une autre valeur, il intéresse nos émotions les plus fines. Les sensations ne sont plus des signaux mais des signes et de plus elles servent de matériau à l'art dont le sortilège en est partiellement tributaire.
4-3) Le fondement de la perception.
A plusieurs reprises nous avons relevé le paradoxe de la perception qui consisterait à dire: ce phénomène mien n'est pas mien puisqu'il me révèle une réalité extérieure, autre que moi ; ce phénomène intérieur que j'éprouve comme état de conscience est en même temps un phénomène extérieur étranger à ma conscience. La perception est à la fois subjective et objective, interne et externe. Comment peut-on rapporter une modification de la conscience à autre chose qu'elle-même? La question est d'envergure : elle met en cause tout le problème de la connaissance, la relation du sujet à l'objet. Il s'agit de savoir comment on peut avoir l'idée d'une réalité autre que la conscience et cependant donnée dans et par la conscience, de savoir d'où vient cette croyance à l'objectivité du monde extérieur et sur quoi elle se fonde. C'est un problème de fondement.
Le recours à la causalité objective. Le passage de la subjectivité à l'objectivité peut s'expliquer par une certaine application du principe de causalité. Si j'éprouve des modifications malgré moi (les sensations) j'en conclurai qu'il existe hors de moi une cause qui a pu les produire ou tout au moins les déclencher. C'était le point de vue de DESCARTES qui, après avoir mis entre parenthèses l'existence du monde extérieur beaucoup moins certaine que celle du Je pense, attribue les idées adventices (c'est-à-dire les représentations sensibles) dont nous n'avons pas en nous la raison suffisante, à l'action du monde extérieur, à condition que la perfection divine garantisse l'authenticité de nos représentations et avec cette réserve que la raison atteint déjà l'essence du monde par l'idée d'étendue intelligible qu'elle possède a priori.
Le recours à la causalité subjective. On peut attribuer plus d'activité encore au sujet et concevoir qu'il pose lui-même son objet en face de lui. Ainsi procédait MAINE DE BIRAN pour qui le moi est un sujet qui se pose dans un acte qui est en même temps constitutif de l'objet. En effet la conscience se révèle dans l'expérience de l'effort volontaire qui est également révélatrice de l'objet puisque son activité ne se déploye et ne s'illumine qu'en se heurtant à un objet qui lui résiste et lui sert de point d'application.
Dans ce cas la causalité passe non pas de l'objet au sujet, mais du sujet à l'objet.
La réponse bergsonienne. Pour BERGSON on a tort de faire de la perception une représentation tout intérieure et qui révélerait cependant le monde extérieur. Comment comprendre de la sorte la transformation de l'externe en interne ou la transformation inverse? Il faut savoir que la perception est vraiment extérieure et non pas simplement au sens où elle serait l'appréhension d'un objet extérieur. Percevoir c'est se transporter dans les choses. « Loin de percevoir les choses en nous, nous les percevons en elles, en épousant leur contour
Notre perception est originairement dans les choses plutôt que dans l'esprit, hors de nous plutôt qu'en nous. » La perception en effet épouse les contours que dessine notre action virtuelle sur les choses : sa fonction est de préluder à l'action possible.
Phénoménologie de la perception. Dans l'ouvrage qui porte ce titre, MERLEAU-PONTY insiste sur la complémentarité du sujet et de l'objet dans le phénomène perceptif. La conscience et le monde sont en étroite corrélation dans la structure même de l'être. Exister, c'est être dans le monde pour une conscience qui sans objet ne serait pas une conscience. Et inversement le monde est ce qui est perçu par une conscience. Il faut dépasser l'opposition subjectivisme-objectivisme ou plutôt retrouver, en deçà, la relation perceptive comme une communication et même une communion qui s'effectue à travers le corps, milieu de coexistence pour le sujet et l'objet. « Il ne faut pas plus demander à la conscience d'abdiquer devant le réel que s'efforcer de dissoudre le réel dans la lumière de la conscience. »
Il est certain que la connaissance sensible est un trait d'union entre deux mondes : celui du sujet et celui de l'objet. Il est important de rappeler que le moi et le non-moi sont connus ensemble et comme en opposition mutuelle. Mais ce constat dialectique ne lève pas les dernières difficultés de la perception qui sont d'ordre métaphysique.
Il reste, en effet, nécessaire sur ce terrain :
- De s'assurer qu'on ne limite pas la réalité au perçu, car si tout ce qui est perçu est réel, il ne s'ensuit pas que tout ce qui est réel soit perçu ou qu'il n'y ait de réel que ce qui est perçu ou perceptible.
- D'affronter l'idéalisme qui ramène le monde et toute existence à la pensée en dehors de laquelle nous ne saurions les concevoir.
- De revenir sur le Cogito pour savoir s'il a vraiment besoin d'un cogitatum (objet pensé) pour exister dans sa spiritualité ou s'il est dans son être, comme le veut DESCARTES, « une substance dont toute l'essence ou la nature n'est que de penser et qui, pour être, n'a besoin d'aucun lieu ni ne dépend d'aucune chose matérielle en sorte que, encore que le corps ne fût point, elle ne laisserait point d'être tout ce qu'elle est ». Il faut donc reconsidérer et le statut de l'esprit et l'existence du monde extérieur.
❖ Bibliographie
Lectures conseillées.
CONDILLAC, Traité des sensations (Classiques pour tous).
BERGSON, Essai sur les données immédiates de la conscience, § I (P. U. F.).
PIÉRON, La sensation, guide de vie (Lib. Gallimard).
CHAUCHARD, Les messages de nos sens (P. U. F.).
PRADINES, Philosophie de la sensation (Belles-Lettres).
DELOY, La psycho-physiologie humaine (P. U. F.).
PIERON, La sensation. Que sais-je? (P. U. F.).
PALMADE, La psycho-technique. Que sais-je? (P. U. F.).
DESCARTES, Méditations métaphysiques : Méditation § II et VI. Édition Khodoss (P. U. F.).
BERGSON, Matière et Mémoire, § I, IV (P. U. F.).
LACHELIER, Psychologie et Métaphysique : § III (P. U. F.).
MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception (Lib. Gallimard).
GUILLAUME, La psychologie de la forme (Flammarion).
LHERMITTE, L'image de notre corps (Nouvelle Revue Critique).
Quelques livres de librairie pour approfondir le sujet.