Mythologie

Les diverses conceptions de la mythologie.

Fontenelle

Les philosophes du xviie s., comme Fontenelle (v. lumières [esprit des], et surtout ceux du « Siècle des lumières », comme Voltaire*, se refusent à attribuer une quelconque valeur à la mythologie. Pour eux, ce sont des récits enfantins dont il importe de souligner la fausseté. Dans l’Histoire des oracles, Fontenelle s’efforce de montrer que, si certains oracles de l’Antiquité, attribués à des « génies », à des « faux dieux », se sont révélés justes, c’est à la volonté de Dieu qu’ils le doivent. « L’Antiquité est pleine de je ne sais combien d’histoires surprenantes et d’oracles qu’on croit ne pouvoir attribuer qu’à des génies. » Mais le souci apologétique n’empêche pas de savoir comment le problème mythologique a déjà été analysé.

Ainsi, après avoir raconté quelques légendes « surprenantes » sur l’oracle de Delphes et rappelé une anecdote qui courait du temps de Plutarque, et suivant laquelle des navigateurs, au Ier s. av. notre ère, auraient entendu une voix sur la mer leur annonçant que le dieu Pan était mort, Fontenelle écrit : « Il est aisé de voir que sur de pareilles histoires on n’a pas pu douter que les démons se mêlassent des oracles. Ce grand Pan qui meurt sous Tibère, aussi bien que Jésus-Christ, est le maître des démons, dont l’empire est ruiné par cette mort d’un dieu si salutaire à l’univers ; ou si cette explication ne vous plaît pas, car enfin on peut, sans impiété, donner des sens contraires à une même chose, quoiqu’elle regarde la religion, ce grand Pan est Jésus-Christ lui-même, dont la mort cause une douleur et une consternation générales parmi les démons, qui ne peuvent plus exercer leur tyrannie sur les hommes. C’est ainsi qu’on a trouvé moyen de donner à ce grand Pan deux faces bien différentes. » L’analyse mythologique est en fait réduite à néant par Fontenelle (si cette explication ne vous plaît pas) : il refuse d’avoir à choisir entre les deux hypothèses. Mais les deux hypothèses donnent la mesure de ce qu’était alors l’analyse mythologique : le symbolisme de l’histoire. Ainsi, ou bien la mort de Pan constitue le symbole d’un événement contemporain, la fin du paganisme devant l’avènement du christianisme (et c’est cette interprétation que donnent à l’histoire de Pan les auteurs chrétiens et plus tard, au xixe s., le philosophe allemand Nietzsche*), ou bien la mort de Pan est la traduction en termes païens d’un événement universel, l’avènement du christianisme. Il faut cependant admettre que le refus de choisir entre les deux hypothèses est aussi pour Fontenelle une élégance ; la seconde impliquerait en effet un acte de foi théologique, la volonté de Dieu d’utiliser la mythologie païenne à des fins apologétiques. Fontenelle est trop rationaliste pour se permettre un tel pas de clerc.

Document : Histoire des oracles (1687)

Schelling

La naissance du problème de la mythologie sous une forme moderne date de la philosophie de Schelling* et coïncide avec le moment où a disparu le problème d’une quelconque liaison avec l’apologétique chrétienne. Pour Schelling, le mythe est un récit verbeux en surface, qu’il faut décrypter pour arriver à un sens profond. Il relie ainsi très étroitement le mythe à l’allégorie et au langage. Comme l’allégorie, le mythe traduit le lien entre deux plans, une personnalisation sur un plan d’art, fait de tromperies agréables, et une volonté de signifier quelque chose. Mais, comme le langage, le mythe est essentiellement équivoque ou multivoque : les significations qu’on lui découvre sont nombreuses et incertaines.

L’originalité de Schelling consiste en l’introduction de l’histoire dans son analyse. Il lie l’allégorie au prophétisme en les définissant comme deux systèmes signifiant l’un le présent, l’autre l’avenir et en leur proposant deux impacts différents, l’instant et la durée : « L’allégorie est le prophétisme de l’instant, le prophétisme est l’allégorie de la durée. » Cette analyse permet également de préciser la situation du récit mythique par rapport à la religion, pour autant que le prophétisme est une activité religieuse, que ce soit l’activité contestataire d’individus élus au sein d’une religion, jugée par eux sclérosée ou incomplète, comme chez les Hébreux, ou que ce soit un art de prédire l’avenir intégré à une religion et à un clergé officiel, comme chez les Grecs.
La conception de Schelling de l’analyse mythologique apporte ainsi les éléments essentiels qui permettent d’interpréter tout mythe comme un symbolisme.

Documents : Philosophie et religion (1804) ; Philosophie de la mythologie (1842)

Malinowski

Malinowski élabore une méthode et une théorie, le « fonctionnalisme* », dont le principe est que « dans tous les types de civilisation, chaque coutume, objet, croyance, remplit une fonction vitale, a une tâche quelconque à accomplir, représente une partie indispensable de l’ensemble de l’appareil ». Le fonctionnalisme est « la théorie de la transformation des besoins organiques, c’est-à-dire individuels, en impératifs sociaux découlant de ces besoins ». La mythologie appartient en quelque sorte au troisième étage des impératifs humains, le premier étant constitué par les besoins organiques individuels (nourriture, habillement, sécurité, reproduction, etc.), le deuxième par les mêmes besoins mais en tant que leur meilleure satisfaction nécessite l’existence d’un groupe (famille, système économique de production). La mythologie joue le même rôle intégrateur que la religion, l’art, la science : elle contribue à la cohésion du groupe. La science organise les activités humaines, récupérant les expériences passées en un système qui permet d’affronter l’avenir ; la magie récupère le caractère inexplicable de certains phénomènes et compense la source d’angoisse que ces phénomènes constituent ; le mythe valorise une institution sociale, un comportement, une croyance, etc., en replaçant ces phénomènes dans un cadre qui est celui de leur origine divine. « Envisagé dans ce qu’il a de vivant, le mythe n’est pas une explication destinée à satisfaire une curiosité scientifique, mais un récit qui fait revivre une réalité originelle et qui répond à un profond besoin religieux, à des aspirations morales, à des contraintes et à des impératifs d’ordre social, et même à des exigences pratiques. Dans les civilisations primitives, le mythe remplit une fonction indispensable : il exprime, rehausse et codifie les croyances ; il sauvegarde les principes moraux et les impose ; il garantit l’efficacité des cérémonies rituelles et offre des règles pratiques à l’usage de l’homme. Le mythe est donc un élément essentiel de la civilisation humaine ; loin d’être une vaine affabulation, il est au contraire une réalité vivante, à laquelle on ne cesse de recourir ; non point une théorie abstraite ou un déploiement d’images, mais une véritable codification de la religion primitive et de la sagesse pratique […]. Tous ces récits sont pour les indigènes l’expression d’une réalité originelle, plus grande et plus riche de sens que l’actuelle, et qui détermine la vie du présent, les activités et les destinées de l’humanité. La connaissance qu’a l’homme de cette réalité lui révèle le sens des rites et des tâches d’ordre moral, en même temps que le mode selon lequel il doit les accomplir. »

Document : le Mythe dans la psychologie primitive (1926)

Freud

L’apport freudien à la théorie mythologique est bien antérieur à cette date. Dès 1900, Freud écrivait : « Les mythes sont des débris déformés des imaginations et des désirs des nations entières […], les rêves séculaires de la jeune humanité. Le mythe est au point de vue phylogénétique ce qu’est le rêve dans la vie individuelle. » (L’Interprétation des rêves.) Mais c’est dans Moïse et le monothéisme que Freud donne l’application la plus significative de la psychanalyse à la mythologie.

Dans ce livre paru l’année de sa mort, Freud* analyse le mythe de la naissance de Moïse ; il oppose à l’interprétation traditionnelle la sienne propre. La Bible raconte comment le pharaon avait ordonné la mise à mort de tous les enfants mâles qui naîtraient chez les Hébreux. Une femme de la tribu de Lévi réussit à cacher son fils pendant trois mois : « Mais ne pouvant le cacher plus longtemps, elle prit une caisse de jonc qu’elle enduisit de bitume et de poix : elle y mit l’enfant et le déposa au milieu des roseaux sur le bord du fleuve. La sœur de l’enfant se tenait à quelque distance pour savoir ce qui allait lui arriver. La fille du pharaon descendit vers le fleuve pour se baigner, tandis que ses suivantes restaient sur la rive. Elle aperçut la caisse […], l’ouvrit : c’était un petit garçon qui pleurait. Elle eut pitié et dit : « C’est un enfant des Hébreux. » La sœur de l’enfant dit alors à la fille du pharaon : « Dois-je aller te chercher parmi les femmes des Hébreux une nourrice qui t’allaitera cet enfant ? » La fille du pharaon répondit « Va », et la jeune fille alla chercher la mère.

« La fille du pharaon dit : « Emporte cet enfant et allaite-le-moi, je te donnerai ton salaire. » La femme prit l’enfant et l’allaita ; quand il fut grand, elle l’amena à la fille du pharaon, et il fut pour elle comme un fils. Elle lui donna le nom de Moïse ; car, disait-elle, je l’ai retiré des eaux. » (Exode, ii.) [L’étymologie populaire lie en effet le nom de Moïse à une racine hébraïque qui signifie « retirer ».]

L’hypothèse à laquelle se réfère Freud est que tout héros, tout être appelé à devenir un chef connaît une enfance traversée d’épreuves ; à ce titre, il cite Sargon d’Akkad, fondateur de Babylone, Œdipe, Pâris, Persée, Héraclès, Gilgamesh, etc. Le livre de Freud vise à apporter une hypothèse nouvelle sur la naissance de Moïse. Les méthodes qu’il emploie pour la vérifier reposent sur l’interprétation historique (recoupement des faits donnés par la Bible avec ceux que relate l’historien latin Flavius Josèphe, par exemple) et sur l’étymologie du nom propre de Moïse, à qui il était déjà difficile de supposer que la fille du pharaon ait donné un nom dont la racine est d’une langue non égyptienne. Freud distingue trois plans dans ce mythe : mythique, psychanalytique, historique, alors que dans un mythe ordinaire n’existent que les deux premiers. « Nous savons que les deux familles du mythe (la famille vraie, hébraïque, et la famille d’adoption, égyptienne) sont identiques du point de vue psychanalytique ; sur le plan mythique, elles sont l’une noble, l’autre modeste. Cependant, quand la légende s’est attachée à un personnage historique, il y a un troisième plan, celui de la réalité […]. En général, la famille modeste doit être la vraie famille et la famille noble, celle qui est imaginaire. »

La thèse de Freud est que, pour une fois, le schéma général ne s’applique pas à Moïse : Moïse aurait été un fils du pharaon (dont le nom se retrouve dans les noms de certains dieux égyptiens) ; la famille du pharaon l’aurait considéré comme un rival, un futur pharaon et, en le mettant dans une caisse sur le fleuve, elle aurait cherché à l’éliminer. C’est pour des raisons nationalistes évidentes que les Juifs ont transformé la légende et « rapatrié » Moïse, un des plus grands réformateurs du judaïsme.

Et voici l’interprétation psychanalytique du mythe. Celui-ci raconte l’histoire de l’enfant en général. Cette histoire passe par plusieurs stades : 1o le stade où l’enfant idéalise ses parents à l’excès, et qui est donc marqué par une image voisine de la régression : le coffre ou la corbeille symbolise le ventre maternel, et l’eau du fleuve le liquide amniotique ; 2o le stade où, sous l’effet de la rivalité et de la déception, il les sous-estime (dédoublement en parents nobles et puissants et en parents pauvres et indésirables dans le pays qu’ils habitent).

Il y a donc deux réalités distinctes pour Freud : le mythe est, comme le rêve, porteur de signes ; le sens du signe lui-même est dans l’inconscient, et son origine est à rechercher dans le passé.

Le mythe n’a donc en lui-même d’autre intérêt que d’être un support. La plus grande différence avec le rêve est la nature de ce support.

Document : Moïse et le monothéisme (1939)

Jung

La mythologie est capitale pour Jung*. Sa théorie psychanalytique a eu plus d’importance immédiate chez les mythologues que celle de Freud, peut-être parce qu’elle offrait plus de facilité pour rattacher la création mythologique à la vie collective. La situation du mythe au sein de la conscience individuelle constitue le point de départ de l’opposition entre Freud et Jung. Pour l’un et l’autre, le rêve et le mythe sont des symboles. Mais Jung complète la théorie de son maître (et la déforme, selon certains) en lui adjoignant la notion d’inconscient collectif, fonds inconscient commun à toute l’humanité, indépendant de toute culture ; c’est de lui que proviennent les archétypes, mot dont les racines grecques suggèrent la traduction de « moules archaïques ». L’archétype de Jung n’est pas l’image archaïque de Freud enfouie dans l’inconscient : c’est une « possibilité de représentations », un moule a priori qui modèle les représentations qui naissent en lui. « Chez l’individu, les archétypes se présentent comme des manifestations involontaires d’activités mentales inconscientes, dont l’existence et le sens ne peuvent être induits qu’indirectement : dans le mythe, par contre, il s’agit de produits d’une tradition remontant à un âge souvent impossible à évaluer. Ils remontent à un monde du passé, primitif, soumis à des données et à des exigences spirituelles semblables à celles que nous observons de nos jours chez les peuples primitifs qui existent encore. À cet échelon, les mythes forment généralement l’enseignement de la tribu, transmis par répétition orale, de génération en génération. »

Jung voit une opposition très forte entre le civilisé et le primitif : elle est dans le degré de conscience qu’ont les hommes des phénomènes.« L’état d’esprit primitif se distingue du civilisé principalement en ce que l’étendue et l’intensité de la conscience y sont moins développées […]. L’homme primitif ne peut pas prétendre qu’il pense : la pensée se fait en lui, comme on dit. [Or] la spontanéité de sa pensée ne tire pas son origine de la conscience, mais de l’inconscient […]. Sa conscience est menacée par un inconscient prédominant […]. La manifestation automatique de l’inconscient, avec ses archétypes, empiète continuellement sur la conscience ; le monde mythique des ancêtres constitue une réalité équivalente à la nature matérielle, si toutefois elle ne lui est pas supérieure. »

L’optique jungienne s’oppose encore à celle de Freud à propos des rapports que le mythe entretient avec le temps vécu par l’homme. L’inconscient collectif englobe tout ce qui est inconscient, notamment « tout l’héritage des possibilités de représentations qui ne sont pas individuelles, mais communes à toute l’humanité ». Alors que l’inconscient de Freud est tourné vers le passé en s’expliquant par lui, l’inconscient de Jung prend en quelque sorte en charge l’avenir du sujet, son évolution, comme celui de toute l’humanité.

La méthode d’analyse mythique est ainsi tracée par Jung : « La question ne se pose plus de savoir si un mythe se rapporte au soleil ou à la lune, au père ou à la mère, à la sexualité, au feu ou à l’eau — il s’agit seulement de paraphraser et de caractériser approximativement un « noyau » significatif inconscient. Le sens de ce noyau n’a jamais été conscient et ne le sera jamais ; il a été et sera toujours uniquement interprété. »

Ainsi, le mythe n’est qu’une manifestation de la toute-puissance des archétypes : la raison même y est en sommeil, et le rationalisme appliqué à un problème fantastique et imaginaire n’est en profondeur qu’une intrusion, sous forme « actuelle », de la toute-puissance de notre inconscient.

Documents : Problèmes de l’âme moderne (1931) ; en collaboration avec Kerenyi : Introduction à l’essence de la mythologie (1949)

bdp
21-Avr-2024
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