3) L'explication en Histoire
Du fait de son appartenance aux sciences humaines l'Histoire fera naturellement jouer de préférence ce mode d'explication que nous avons appelé la compréhension, pour la différencier de l'interprétation des phénomènes dans les sciences expérimentales. Toutefois comme les faits humains ont un contexte naturel on aura intérêt à faire appel également à l'interprétation objective pour l'étude de leurs conditions extérieures.
3-1) Le déterminisme en histoire.
La pensée doit se garder ici de deux excès contraires: l'affirmation d'un déterminisme qui gouvernerait les faits historiques aussi rigoureusement que les autres sortes de faits, et la négation non moins radicale du déterminisme historique en faveur de la contingence et de la liberté.
• L'Histoire ne se met pas en équations mais elle ne se réduit pas non plus à une série d'événements accidentels et rationnellement inexplicables.
• La principale difficulté est de savoir s'il existe des lois en Histoire comme en Physique ou en Chimie.
On a pu dire que le concept de loi historique était une contradiction dans les termes. Il semble difficile en effet de faire de l'événement le cas particulier d'une loi générale ou la simple variable d'une fonction abstraite. Le dépouiller de ses caractéristiques particulières, de tout ce qui fait qu'il est unique, original, non répétable, ce serait le détruire dans sa réalité concrète et individuelle. M. SEIGNOBOS écrit très justement: " La raison, la clef d'un fait historique est toujours un autre fait historique, faire abstraction de l'accidentel ce serait ici faire abstraction de ce qui est essentiel à l'explication. " C'est dire que pour chaque fait particulier il faut une explication particulière. Ce qui semble détruire le déterminisme.
Concevoir les choses autrement, réduire l'originalité de l'événement pur au bénéfice de la loi ou de la relation causale générale, ce serait exposer l'Histoire au risque de se confondre avec la Sociologie. Il existe un conflit entre les historiens historisant attachés à l'aspect événementiel de l'Histoire, tel SEIGNOBOS, et les historiens sociologisant, tel SIMIAND, qui acceptent et même préconisent l'absorption de l'Histoire dans la Sociologie car ce qui les intéresse n'est pas la description de l'unique ou de l'accidentel, c'est la recherche des lois de l'évolution humaine devenue l'objet d'un savoir rationnel.
On pourrait proposer qu'il y a bien des lois en Histoire mais que ce ne sont pas des lois spécifiquement historiques. En d'autres termes les lois que l'Histoire fait jouer dans une explication, elle les emprunte à d'autres sciences qu'elle-même, pour mieux éclairer l'enchainement des faits. Ainsi l'historien peut invoquer:
- Les lois d'ordre sociologique, comme le processus général: à toute période d'anarchie, quelle qu'elle soit, succède une dictature restaurant l'autorité de l'État.
- Les lois d'ordre psychologique, notamment la constance de la nature humaine à travers le temps, l'analogie de l'homme présent avec l'homme passé, tous deux conduits par des mobiles semblables: intérêts, passions, idéal. LACOMBE en formulait ainsi le principe: " L'homme temporaire et local a pour substratum l'homme général dont la permanence est établie par la psychologie normale. "
- Les lois d'ordre économique. On sait que les marxistes ont insisté sur de tels facteurs en voyant dans la réalité économique, la lutte des forces de production en présence, le moteur principal de l'Histoire. Sans souscrire obligatoirement à leur thèse, il est bien évident qu'on ne peut méconnaitre l'importance de la vie économique dans la genèse des faits historiques.
- Les lois d'ordre géographique. Les facteurs proprement physiques jouent un rôle non négligeable: ainsi dans la vocation maritime d'un pays insulaire comme l'Angleterre.
C'est en ce sens, semble-t-il, qu'on pourrait parler d'un déterminisme en Histoire.
3-2) Causalité et probabilité
Il ne faut pas oublier que les hommes sont les acteurs du drame historique bien plus, ils ne se contentent pas de jouer un rôle prévu, ils sont les auteurs de leur propre drame. Aussi faut-il faire appel en Histoire à cette causalité que nous avons appelée humaine, spirituelle ou subjective, qui ne ressemble en rien à la causalité naturelle et qui n'est autre que l'action créatrice de la liberté ou de la volonté. C'est parce que les hommes sont des êtres libres que des événements apparaissent, qui ne se fussent jamais produits par le seul jeu des forces naturelles ou des conditions économiques. L'Histoire doit compter avec ce facteur de liberté qui est évidemment un facteur d'imprévisibilité et de contingence.
De plus il va sans dire que la finalité ou la cause finale est un principe indispensable à l'intelligence des faits historiques puisque, à la différence des forces naturelles, les hommes agissent toujours en visant une fin, en tendant à un but, pour réaliser un projet, avec des intentions dont ils prennent conscience.
Toutefois cette causalité et cette finalité psychologiques ont à compter avec d'autres facteurs: la part du hasard et la part du déterminisme.
Si bien que pour expliquer les faits historiques il faudrait tenir compte de trois sortes de facteurs:
-la présence de l'homme dont l'intervention imprime au cours des événements un mouvement décisif;
-le hasard qui rend les événements aléatoires, étant convenu qu'il faut entendre par hasard non pas l'absence de causalité mais la rencontre de séries causales indépendantes dont l'intersection était contingente et non-prévisible;
-le déterminisme social, économique, naturel, qui conditionne les situations historiques.
La part du hasard, apparent ou réel, n'est pas négligeable: le fortuit, l'accidentel, l'imprévisible sont des éléments irréductibles. Contentons-nous de rappeler le mot de PASCAL: " Le nez de Cléopâtre, s'il eût été plus court, la face de la Terre aurait changé".
Le rôle de la probabilité en Histoire demande à être pris en considération. VENDRYÈS l'a mis en lumière sur l'exemple de la campagne d'Egypte et BLOCH
" L'historien qui s'interroge sur la probabilité d'un événement écoulé tente de se transporter par un mouvement hardi de l'esprit avant cet événement même, pour en jauger les chances telles qu'elles se présentaient à la veille de son accomplissement. "
Finalement il convient de dire que les événements sont non pas déterminés mais conditionnés par divers facteurs formant une situation donnée.
3-3) L'ordre et le genre en histoire
En présence de la masse impressionnante du passé, la question se pose de savoir quel ordre l'historien doit adopter pour l'organiser en un récit intelligible et clair.
Il va sans dire que l'ordre chronologique ne suffit pas, encore qu'il soit indispensable: l'Histoire ne saurait être un simple catalogue ou répertoire de faits datés. Elle n'est pas simplement la table des matières du passé selon l'ordre chronologique.
L'ordre géographique, spatial et non plus temporel, permet d'isoler une nation, ou un continent pour en faire l'étude séparée, mais il ne peut manquer d'être artificiel.
L'ordre logique est plus satisfaisant pour l'esprit. Mais il engage toute une philosophie de l'Histoire. Il implique que l'on voie dans la marche de l'Histoire tout autre chose qu'une série d'événements accidentels dont la succession échapperait à une explication rationnelle. Par là même il présuppose le choix d'un principe d'explication déduit d'une certaine conception de l'homme et de son destin.
On peut cependant combiner ces trois types d'ordre. A cette préoccupation se trouve lié le choix d'un genre historique. Expliquons-nous. On peut faire essentiellement de l'histoire politique, c'est-à-dire retenir dans la narration du passé les événements sensationnels d'ordre politique ou militaire, s'attacher aux grandes figures, à l'étude des grands hommes. Histoire de surface que ses contempteurs appellent l'histoire bataille.
On peut au contraire faire l'histoire de la civilisation et du mouvement de l'humanité en marche dans les temps et les espaces, en étudiant surtout la culture, la technique, l'économie, les facteurs géographiques. Histoire profonde au dire de ses partisans mais qui risque de se confondre avec la sociologie.
Au fond la véritable Histoire est l'histoire intégrale qui ne néglige aucune espèce de facteurs, aucune des conditions de tout ordre qui constituent une situation historique, en prenant soin de montrer leur interaction dans le tissu complexe des circonstances.
Le genre en Histoire c'est, encore l'allure artistique ou l'allure scientifique qu'elle peut avoir. Art ou science? Il faudrait que l'Histoire fût les deux à la fois et qu'elle concilie la beauté de l'évocation avec la rigueur de l'explication et la richesse de l'information