Lorsque Gérard de Nerval (1809-1855) décide en 1842 de partir pour l’Orient c’est en partie pour se fuir lui-même ou pour se retrouver.
Il a déjà été interné et un évènement douloureux l’obsède : Aurélia (Jenny Colon) est morte. Elle est devenue pour lui un fantôme qui le hante ; il risque de perdre de nouveau cet équilibre si instable qui fait de lui un fou terriblement lucide. Il sait bien qu'à tout instant peuvent le reprendre ces bizarreries qui ont amené son internement.
C'est peu avant cette époque qu'il écrit à Madame Alexandre Dumas (en 1841) : « J'ai rencontré hier Dumas qui vous écrit aujourd'hui. Il vous dira que j'ai recouvré ce que l'on est convenu d'appeler la raison, mais n'en croyez rien. Je suis toujours et j'ai toujours été le même et je m'étonne que l'on m'ait trouvé changé pendant quelques jours du printemps dernier » (époque de son internement). Et il ajoute : « Mais comme il y a ici des médecins et des commissaires qui veillent à ce qu'on n'étende pas la poésie aux dépens de la voie publique, on ne m'a laissé sortir et vaguer définitivement parmi les gens raisonnables que lorsque je suis convenu bien formellement d'avoir été malade ». Il sait qu'une telle mésaventure peut bien lui arriver, maintenant qu'il est en proie au fantôme de celle qu'il a aimée. Le 1er janvier 1843, il est à Marseille sur le point de s'embarquer. Puis le voilà au large des côtes occidentales de la Grèce. Lorsqu'il descend à terre, il est prêt à tout admirer, mais il y a dans son amusement quelque déception ces paysages tant vantés, amplifiés par l'imagination, lui paraissent bien maigres, bien secs, bien petits. Qu'importe d'ailleurs puisqu'il sait se contenter du pittoresque quotidien de la vie et qu'il pense qu'après tout la Grèce de l'Antiquité ne devait pas être tellement différente. Et puis il y a le plaisir de parler grec et l'émoi d'être compris.
Après avoir approché les Cyclades, Nerval débarque en Égypte ; Il séjourne longtemps au Caire, dont il rapporte plusieurs chapitres de notes pittoresques, solidement documentées mais hautement poétiques ; sous le titre « Les femmes cophtes », il y traite des « Esclaves » (il devait libérer, en l'achetant, une esclave javanaise qui l'accompagna longtemps dans ses pérégrinations et dont il eut toutes les peines du monde à lui rendre sa totale liberté), du « Harem », des « Pyramides », et enfin d'un voyage en cange sur le Nil. Puis Nerval s'embarque à destination de la côte syrienne et c'est pleine de péripéties fort amusantes, la suite de son voyage à bord d'un vieux rafiot turc commandé par un Grec, qui constitue le chapitre VI : « La Santa Barbara » Son séjour au Liban lui vaut l'invitation d'un émir. Il s'initie aux mœurs et à la vie des Maronites et des Druses où il aurait atteint le grade de « refit », l’un des plus élevés de cette confrérie. Et là, pas plus qu'en Égypte, il n'est jamais simplement un touriste ou un poète. Nous savons qu'il s'est adjoint un égyptologue, Th. de Fonfrède, et qu'il a emporté tout un matériel d'exploration. Il accumule les renseignements précis, interroge les gens, prend des notes. Aussi la partie intitulée « Druses et Maronites » n'est-elle pas seulement une suite de notes pittoresques, mais une étude suivie et complète de la vie des populations libanaises.
Nerval remonte ensuite vers la Turquie, et dans « Les nuits de Ramazan » il nous donne de vives images des bazars, des théâtres, des populations mêlées d'Istanbul. C'est dans un café de cette ville qu'il recueille de la bouche d'un conteur fameux la si belle « Histoire de la Reine du Matin et de Soliman. Prince des Génies ». A ce voyage qui a duré un peu moins d'un an, Gérard de Nerval devait ajouter, pour former le Voyage en Orient, le récit d'un de ses voyages précédents en Suisse, en Bavière et à Vienne, qui constitue dans le livre comme une introduction au Voyage lui-même. Enfin deux appendices contiennent des notes très détaillées et très précises sur les « Mœurs des égyptiens modernes », sur les « arts chez les Orientaux » le catéchisme des Druses, la « légende de Salomon ». Ces souvenirs de voyage virent le jour tout d'abord dans les revues, l’Artiste et la Revue des Deux Mondes.
Nerval tira ensuite de ces articles deux volumes : Scènes de la vie orientale. Les Femmes du Caire (1848) et Scènes de la Vie orientale. II. Les Femmes du Liban (1850) enfin l'œuvre parut sous la forme que nous lui connaissons, en 1851, chez l'éditeur Charpentier. Il est peu de compagnons de voyage plus intéressants, plus charmants, que Gérard de Nerval, peu d'êtres plus sensibles à la beauté des choses et des gens et sachant mieux la rendre en termes simples, dans un style dépouillé et raffiné. Il n'a pas les préjugés qu'ont eus ses prédécesseurs, Chateaubriand et Lamartine, incapables le plus souvent de sortir de leurs carapaces d'hommes du XIXe siècle français, et venus là surtout pour contrôler l'exactitude de leurs vues à priori sur l'Orient. Nerval, lui, est un voyageur désintéressé, il se laisse aller à l'atmosphère orientale ; il participe à cette vie séculaire, sans pour cela perdre son esprit si aigu d'analyse. Nerval n'est pas non plus affamé de pittoresque comme Flaubert, qui suivit quelques années plus tard à peu près le même itinéraire que lui (Correspondance de Flaubert) : c'est qu'il n'est pas hanté par la recherche de matériaux pour ses œuvres littéraires. Sous sa forme très libre, le Voyage en Orient est une des plus belles œuvres en prose de Gérard de Nerval.
