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Les DEMOISELLES LA MORTAGNE


Œuvre de Paul-Jean Toulet (1867- 1920).
Partageant le point de vue du jeune courtisan relégué en province, dont parle Chamfort, Toulet, dans ce roman légèrement esquissé, semble vouloir démontrer une fois de plus qu'a Paris et ailleurs, la bonne compagnie est, comme partout, « la mauvaise excellente »

M. La Mortagne (Ci-devant agent double sous la Commune) est un homme d'affaires correct, élégant et, d'après ses propres dires. « joueur comme Descartes ». Il n'a commis qu'un seul faux, en imitant une fois la signature d'un ami (trop engagé jadis avec Mme La Mortagne pour pouvoir se défendre autrement que par certains gestes directs et brutaux. mais qui s'oublient vite). Mme La Mortagne admire son mari qui, selon elle, serait ridicule s'il ne pouvait pas mener un train de vie convenable ; elle aurait été, pour qu'il ne fût pas ridicule, jusqu'à le faire cocu. On disait même qu'elle l'avait fait, dans les mauvais moments. Le baron Marius Legris, boursier riche et généreux, est un ami de la famille ; il a le cœur jeune et le portefeuille facile il adore les deux filles de La Mortagne, Jacqueline (13 ans) et Marie-Louise (11 ans). C'est Jacqueline qu'il préfère. « Depuis qu'il y a des hommes, et qui dépensent, ne s'achètent-ils point, de l'un à l'autre, leurs filles, à de variables taux ? » remarque Toulet. « Cela se nomme le Tirhatou ", dans ce beau code en pierre noire que le roi Hammourabi a légué au Musée du Louvre ». Aussi Jacqueline, dûment chapitrée par sa mère, finit par s'installer à l'hôtel du baron, place des Etats-Unis, et l'abondance refleurit dans le petit appartement de la place Saint-Sulpice. Quant à M. La Mortagne, il fait preuve d'un tact et d'une discrétion parfaite, il ferme l'œil et ne remarque rien. D'autres cependant se chargent de l'éclairer sur une situation qu'il s'obstine à vouloir ignorer. Il y a des lettres anonymes et des saluts « unilatéraux ». Par conséquent le ménage décide de quitter Paris grâce à la générosité du baron, l'on va s'installer en propriétaires dans une petite ville d'eau située sur les bords de la Marne, à proximité de Melun.

La société qui peuple cette petite ville de fantaisie (appelée Larigo) est dessinée à larges traits. C'est un monde frelaté, mais somme toute inoffensif, où chacun est pris pour ce qu'il désire paraître : gens du théâtre, soi-disant grands artistes ; imposteurs naïfs ; étrangers, inclassables par définition. Sur le fond de ce bestiaire sobrement indiqué se détache la figure de Florinde d'Erèse, jeune veuve cynique (et voyageuse à ses heures) d'un capitaine au long cours. Tout en ne se montrant pas excessivement farouche envers les hommes, Florinde s'entoure d'un essaim de jeunes filles, et Marie-Louise La Mortagne ne tarde pas à devenir son amie préférée… Cependant Jacqueline s'émancipe rapidement dans sa cage dorée. Le baron, qui la comble de prévenances et se montre prêt à lui passer tous ses caprices, constate bientôt que l'aversion qu'il inspire à sa jeune amie ne fait qu'aggraver des dispositions naturelles inquiétantes. Jacqueline le trompe, le torture et l'épuise en même temps. « Quant à la vergogne, c'est une langouste ; il faudrait la faire cuire pour qu'elle rougit ». Le maitre de musique roumain, le cousin de la gouvernante anglaise, un bel officier spahi, d'autres encore se mettent sur les rangs… et y passent.

Exaspéré, le baron s'ouvre dans une lettre à, ses amis La Mortagne. Sur le conseil du vicaire
Larigo (que Mme La Mortagne a consulté sans toutefois l'introduire dans tous les détails du problème), l'on charge un jeune abbé parisien, M. d'Artaxia, de catéchiser la « filleule » du pauvre M. Legris. Jacqueline se montre tout disposée à accepter un compromis… qui serait de se faire adopter par son protecteur. Cependant, il faut faire vite : or les formalités dans ce cas risqueraient, en se prolongeant, de susciter de nouvelles complications. En effet, Jacqueline ne peut plus attendre longtemps, et le baron, — tout en ne connaissant que trop ses infortunes, — est enclin à s'attribuer une part (au moins) des responsabilités. Aussi décide-t-on en fin de compte que le baron Legris adoptera… le candidat susceptible de convoler avec Jacqueline. Après éviction de plusieurs postulants, la jeune femme consent non sans répugnance, à accepter le protégé de son directeur M. d'Artaxia. C'est un certain Isidore de Lallavain, « professeur de latin et belles-lettres, chauve, mal vêtu, hérissé d'une barbe si rouge qu'il avait l'air d'une retraite aux flambeaux » non dénué de manières au demeurant, et ne manquant pas d'allure, mais cynique joueur.

L'adoption faite et le mariage une fois célébré, Isidore Legris de Lallavain délaisse comme de juste son épouse pour perdre au casino l'argent que son père adoptif vient de lui remettre afin de couvrir les frais du voyage de noce. Au lieu de partir pour Venise, le jeune couple restera à Larigo. Qu'importe ? Isidore et Jacqueline s'en accommodent tant bien que mal, chacun à sa manière. Lui continue à tenter la chance au baccara, tandis qu'elle s'ennuie… en attendant que la roue tourne. Le beau spahi apparaît bientôt, et n'a pas trop de peine à se faire pardonner son éclipse passagère… Car Jacqueline n'avait su profiter qu'à moitié des conseils et admonestations que M. d'Artaxia lui prodiguait, cependant elle l'avait écouté non sans plaisir (puisque l'abbé lui semblait aussi beau qu'agréable). « Peu à peu se confondait dans son cœur la notion de l'honnête femme, et de la femme honnête. Pour être la première, il faut de la vertu, comme on sait à la seconde, il suffit d'une femme de chambre, d'une bonne couturière et de faire par amour en général, cet amour que les courtisanes font, à ce qu'on assure, pour de l'argent ».

bdp
16-Sep-2024
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