xyx

JUSTINE ou Les malheurs de la vertu.

Roman de Donatien Alphonse François, marquis de SADE (1740-1814). Il existe de Justine trois rédactions à tel point différentes, qu'on peut les considérer comme des œuvres distinctes. La première rédaction, de beaucoup la moins audacieuse et qui ne dépasse pas la dimension d'une nouvelle, ne fut publiée qu'en 1930, par les soins de Maurice Heine (Paris). Cette nouvelle, dont le titre est : Les Infortunes de la vertu, fut écrite en 1787 à la Bastille, où l'auteur avait été transféré en 1784, après avoir passé sept ans au donjon de Vincennes. La seconde rédaction, intitulée Justine ou Les malheurs de la vertu et publiée en 1791 (un an après la mise en liberté de l'auteur, à la suite du décret de l'Assemblée Nationale sur les lettres de cachet), comprend 2 volumes in-8° (Paris. Girouard). Le succès de ce roman d'aventures et de caractères, le premier en France où le « genre noir » s'affirma avec tant de force, est attesté par les quatre éditions qui le séparent de la publication du texte définitif : La Nouvelle Justine ou Les malheurs de la vertu, suivie de l'Histoire de Juliette, sa sœur (en Hollande, 1797). Il existe d'extraordinaires différences entre les éditions de 1791 et de 1797. Non seulement le texte de 1791 a plus que doublé d'importance ; non seulement il apparaît rempli d'épisodes nouveaux, sans lien direct avec l'intrigue, mais le plan même du récit est bouleversé.
En 1791, écrit Maurice Heine, c'est l'héroïne elle-même, la pauvre et douce Justine, qui nous fait la confidence de ses malheurs. C'est une confession candide qui se défoule en litanies de tortures et d'horreurs : mais dans les plus scabreux détails, Justine demeure l'incarnation de la vertu. C'est le charme douloureux et navrant de cette œuvre déchirante, qu'aucun supplice, aucune infamie n'abat la malheureuse qui jusqu'à sa mort, aussi tragique que sa vie, reste une martyre chrétienne. Dans la version de 1797, le récit devient objectif. La parole est retirée à Justine. Le vocabulaire le plus crûment obscène succède brutalement à ses modestes lamentations. En même temps, les aventures de l'héroïne prennent une tournure fabuleuse l'invraisemblable s'y affirme à chaque instant, et le récit des aventures de Juliette qui en constituent la suite, achève de donner à cette redoutable dizaine de volumes le caractère d'un roman-feuilleton génial, où les personnages seraient remplacés par des sexes en furie déchaînés sur tout un peuple de victimes.

Voici le résumé de la rédaction définitive de 1797 :
Justine et Juliette, filles d'un banquier élevées dans un couvent, se trouvent orphelines et dénuées de toute ressource vers leur seizième année. Juliette, vive, étourdie, cruelle, se réjouit de sa liberté. Justine, sa cadette, tendre et mélancolique, ne sait que s'affliger et veut demeurer vertueuse. Les deux sœurs se séparent. Dans son abandon, Justine s'adresse aux amis de ses parents, mais trouve partout porte close. Un curé cherche à la séduire, un marchand cruel et libidineux, Dubourg, veut la soumettre à ses désirs. Justine tombe entre les mains d'une tribade, Mme Delmonse, qui la pousse à la prostitution. Accusée injustement d'avoir volé, elle finit en prison. Là, elle fait la connaissance de la Dubois, une femme sans scrupule et débauchée. Toutes deux sont condamnées à mort, mais elles s'enfuient en profitant de l'incendie de la prison provoqué par la Dubois. Elles rejoignent alors une bande de brigands de la pire espèce. Puis Justine fuit avec Saint-Florent, un marchand qu'elle a libéré et qui se fait passer pour son oncle. Celui-ci la viole et l'abandonne évanouie. Lorsqu'elle revient à elle, elle trouve devant elle un jeune homme, M. de Bressac, monstre de luxure, qui la conduit auprès de sa vertueuse femme. Celle-ci s'apitoie sur le sort de Justine et veut la sauver. Bressac, cependant, s'adonne à d'épouvantables orgies et demande à Justine de le seconder pour assassiner sa mère. Justine s'enfuit dans une petite ville où le chirurgien Rodin dirige un pensionnat pour jeunes gens et jeunes filles. Non seulement on y pratique la flagellation avec des verges trempées dans du vinaigre, mais Rodin y effectue des opérations chirurgicales délictueuses. Justine réussit de justesse à échapper à la vivisection. Elle aperçoit un homme au bord d'un étang qui essaie de noyer un enfant. Elle le sauve, mais l'homme. M. de Bandole, la surprend, rejette l'enfant à l'eau et entraîne Justine dans son château. Sa spécialité est de rendre les femmes enceintes et de tuer au bout de dix-huit mois les enfants qui naissent de ses liaisons. Bandole séquestre trente femmes, il les accouche lui-même et pratique le plus souvent l'opération césarienne. Justine est délivrée par le bandit Cœur-de-Fer. Et la voici dans un couvent de Bénédictins satanistes. Le prieur Séverin et ses novices organisent des orgies sanglantes pour lesquelles ils ont deux sérails. Après s'être échappée une fois de plus. Justine rencontre Dorothée d'Esterval, femme d'un aubergiste criminel et assassin. Bressac survient alors. C'est un parent d’Esterval, et tous se retrouvent chez le comte de Gernande qui fait partie de leur clique et martyrise sa belle épouse. Après d'autres horribles et monstrueuses aventures, Justine fait la rencontre du faussaire Roland et vient échouer dans la prison de Grenoble, d'où elle est sauvée par un avocat. A l'hôtel, elle retrouve la Dubois qui la conduit dans la maison de campagne de l'archevêque de Grenoble. Ce prélat a une salle où l'on guillotine. Dans un autre château, où le mauvais sort de Justine la conduit, vit un juge avec une bande de noirs anthropophages. Justine y est torturée, puis condamnée à être brûlée vive. Le gardien la laisse fuir. Vers le soir, elle rencontre une dame entourée de quatre gentilshommes : c'est sa sœur Juliette qui, au lieu de pratiquer la vertu, s'est abandonnée à toutes les horreurs possibles « et n'a trouvé sur son chemin que des roses ».

C'est maintenant l'histoire de Juliette ou Les prospérités du vice suite et contrepartie des aventures de Justine. Le récit est placé dans la propre bouche de l'héroïne.

Elle récapitule d'abord ses années de couvent. Tandis que Justine a résisté sans cesse à la corruption, Juliette s'y est abandonnée avec complaisance sous la direction de l'abbesse elle-même. Après la banqueroute et la mort de ses parents, Juliette, en quittant le couvent, entre comme pensionnaire dans une maison de tolérance. C'est dans ce lupanar que Dorval, le plus grand voleur de Paris, fait dépouiller par les filles les riches étrangers. Notre héroïne quitte bientôt ces lieux et va habiter chez la Duvergier, qui tient une maison de rendez-vous pour femmes du monde. Plus loin. Juliette entre en relations avec le redoutable Saint-Fond, ministre d'État. Au moyen de lettres de cachet, il a fait emprisonner plus de vingt mille innocents. Il établit pour Juliette un sauf-conduit qui la mettra à l'abri de toutes les poursuites judiciaires, quelque méfait qu'elle puisse commettre. Elle devient l'intendante des orgies du ministre, qui lui offre le moyen de satisfaire ses besoins effrénés de luxe et la met à la tête de la « section des poisons ». Saint-Fond a besoin de deux cents victimes par an : il les immole au cours de ses diners libertins. Juliette est chargée de lui procurer ces victimes, dont l'âge doit varier entre neuf et seize ans. Une jeune Anglaise, Clairwill, introduit Juliette dans la « Société des amis du crime ». Saint-Fond en fait partie. Chaque séance s'ouvre par un discours contre les bonnes mœurs et la religion. Dans les harems de cette société, la plus cruelle luxure se donne libre cours. Saint-Fond révèle à Juliette son projet de dévastation de la France. Il veut faire mourir de faim par l'accaparement les deux-tiers du pays. Mais Juliette, malgré sa cruauté, ne supporte pas cette idée, et c'est ce qui la perd aux yeux de Saint-Fond. Pour fuir sa vengeance, elle se rend à Angers. Là, elle épousé M. de Losange et sa vie s'écoule monotone. Elle en a une fille, empoisonne son mari et s'enfuit en Italie, toujours dans la crainte d'être reprise par Saint-Fond. En Italie, « patrie des Néron et des Messaline », Juliette se prostitue aux puissants. Elle s'associe à un chevalier d'industrie Sbrigani et remplit de ses vols et de ses crimes les principales villes de la péninsule. Elle visite le château du Russe Minski, géant anthropophage, qui est l'inventeur d'une machine perfectionnée pouvant poignarder ou décapiter seize personnes à la fois. A Rome, elle est reçue par le pape Pie VII. Pour obtenir les faveurs de Juliette, le souverain Pontife devra célébrer des messes noires en l'église de Saint-Pierre. A Naples, Juliette entre en relations avec le roi Ferdinand et sa femme Caroline, qui ont organisé un « Théâtre des cruautés ». Dans chaque loge, se trouvent cinquante portraits de victimes, sept tableaux représentent divers modes d'exécution et des appareils érotiques. En tirant des cordons, on indique le genre d'exécution et la victime que l'on a choisie. Immédiatement, le désir de chaque spectateur est réalisé sur la scène. Au cours d'une promenade, Juliette et Clairwill précipitent dans le cratère du Vésuve la tribade incendiaire, Borghèse, qu'elles ont connue à Rome. Caroline de Naples veut quitter l'Italie avec Juliette, après avoir fait main basse sur le trésor royal. Mais Juliette dénonce sa complice et s'enfuit seule avec une fortune colossale. Le récit de Juliette se poursuit par des crimes de toutes sortes, qu'il serait trop long d'énumérer et s'achève dans une horrible apothéose, par la mort de sa propre fille, jetée par elle dans le feu après d'indicibles tourments. Plus d'une fois, Justine a sangloté à l'audition de cette longue histoire. Juliette décide avec ses quatre compagnons de punir ce modèle de vertu. Un orage se prépare. On emmène Justine dehors. Elle est sur-le-champ frappée par la foudre. Ainsi la nature s'est prononcée : le vice est l'unique félicité de l'homme.

 

C'est sous de multiples aspects qu'il convient d'envisager l'histoire de Justine ou Les malheurs de la vertu et son complément réciproque, Juliette ou Les prospérités du rite. La philosophie du marquis de Sade y est tout entière résumée dans la tirade finale où Juliette s'écrie d'une voix triomphante : « Je l'avoue, j'aime le crime avec fureur, lui seul irrite mes sens, et je professerai ses maximes jusqu'au dernier moment de ma vie. Exempte de toutes craintes religieuses, sachant me mettre au-dessus des lois, par ma discrétion et par mes richesses, quelle puissance, divine ou humaine, pourrait donc contraindre mes désirs ? Le passé m'encourage, le présent m'électrise, je crains peu l'avenir… La nature n'a créé les hommes que pour qu'ils s'amusent de tout sur la terre ; c'est la plus chère loi, ce sera toujours celle de mon cœur. Tant pis pour les victimes, il en faut ; tout se détruirait dans l'univers sans les lois profondes de l'équilibre ; ce n'est que par des forfaits que la nature se maintient et reconquit les droits que lui enlève la vertu. Nous lui obéissons donc en nous livrant au mal ; notre résistance est le seul crime qu'elle ne doive jamais nous pardonner. Oh ! mes amis, convainquons-nous de ces principes ; dans leur exercice se trouvent toutes les sources du bonheur de l'homme. »
Mais la terrifiante épopée du marquis de Sade perdrait une grande part de sa signification, si l'on négligeait de la considérer sous le triple aspect de la psycho-pathologie descriptive, de l'humour noir et de la poésie. Si, comparativement aux Cent vingt journées de Sodome, une place plus importante est réservée dans Justine et Juliette à l'affabulation romanesque, la constance et l'unité du dessein scientifique de Sade ne s'y manifeste pas moins. L'auteur y reprend, en maints passages, des cas de perversion dont il a déjà rendu compte dans les Cent vingt journées. « En perdant le manuscrit de cet ouvrage [qui ne devait être retrouvé qu'au début du XXe siècle], Sade égare son chef-d’œuvre, et le sait », a pu écrire Maurice Heine.
Le reste de sa vie littéraire sera dominé par le souci de remédier aux conséquences de cet accident ». Les éléments d'humour noir et de poésie contenus dans Justine et Juliette ont été fort bien définis par André Breton : « Les excès de l'imagination à quoi l'entraîne son génie naturel et le disposent ses longues années de captivité, le parti-pris follement orgueilleux qui le fait, dans le plaisir comme dans le crime, mettre à l'abri de la satiété ses héros, le souci qu'il montre de varier à l'infini, ne serait-ce qu'en les compliquant toujours davantage, les circonstances propices au maintien de leur égarement, ont toute chance de faire surgir de son récit quelque passage d'une outrance manifeste, qui détend le lecteur en lui donnant à penser que l'auteur n'est pas dupe… C'est une des plus grandes vertus poétiques de cette œuvre que de situer la peinture des iniquités dans la lumière des fantasmagories et des terreurs de l'enfance. »

bdp
16-Sep-2024
Copyright Rêv'Errances [https://reverrances.fr]