MALPERTUIS
Roman de l'écrivain belge d'expression française Jean RAY (pseudonyme de Jean Raymond de Kremer, 1887-1964), publié en 1943. L'auteur déclare avoir trouvé dans un couvent un manuscrit rédigé par quatre personnages mystérieux. Il nous propose le récit du second auteur du Mémoire, Jean-Jacques Grandsire, récit autour duquel tout gravite en orbes tumultueuses et redoutables.
Malpertuis est l'histoire d'une officine accolée à une puissante maison de maître, c'est aussi un lieu damné, que des volontés maléfiques imposent comme point final à quelques destinées humaines. Avant de mourir, l'oncle Cassave fait appeler auprès de lui ses héritiers : Nancy et son frère Jean-Jacques (Grandsire), les trois dames Cormélon, Éléonore, Rosalie, Alice, le cousin Philarète, l'oncle Charles Dideloo, Lampernisse, Mathias Brook, la belle Euryale, Eisengott, et devant eux, se fait lire son testament.
Tous apprennent avec effroi que, non seulement la colossale fortune de l'oncle ne sera pas partagée, mais qu'ils devront habiter Malpertuis à sa mort, sous peine de perdre tout avantage à venir. Commence alors « l'intronisation » des nouveaux habitants. Nancy donne à chacun sa chambre. Quant à Eisengott, il veille, impassible, à la parfaite exécution des volontés du mort. Si Malpertuis vit pour l'instant dans une période d'indifférence, les personnages, eux, sont moins patients que la maison, pressés sans doute par la brièveté de leur séjour terrestre. Après eux, les choses doivent demeurer immobiles comme la pierre dont se font les demeures maudites. Bientôt, dans Malpertuis, les heures d'effroi se suivent inexorablement soit qu'elles adoptent, dans l'épouvante, une régularité de marée ou de phases lunaires, soit qu'il faille invoquer le phénomène des interférences pour expliquer leur flux et leur reflux. En tout cas l'intensité de leur battement varie avec le temps, à moins qu'un certain « pli dans l'espace » ne soit la clé de cette juxtaposition de deux mondes d'essence différente, dont Malpertuis est le lamentable lieu de contact.
Le premier fantôme qui s'y dresse est celui de toutes les vies encloses : l'ennui qu'accentuent des silences insupportables, des nuits d'encre alternant avec des cris effroyables, des appels de terreur. D'intolérables questions hantent les personnages de Malpertuis quelle main éteint toutes les lampes pour faire jaillir, comme une eau d'enfer, ces ténèbres ? Et qui sont ces étranges formes humaines, hideusement naines, sortes d'immondes insectes ayant dérobé à la Divinité l'image sacrée de la ressemblance ?
Et pourquoi une main d'ivoire pèse-t-elle sur le bras de Jean-Jacques ? Pourquoi Euryale et Alice se le disputent-elles aussi farouchement ? Une seule certitude : la mort est le signe inscrit sur Malpertuis. D'ailleurs les personnages mourront les uns après les autres, étrangement (sauf Nancy et Jean-Jacques), réduits à l'état de peaux vides dans lesquelles on souffle comme dans des conques. Le récit de Jean-Jacques s'interrompt brusquement, puis ne reprend que pour nous dévoiler qui fut Quentin Moretus Cassave. Un docteur en sciences occultes, apprenons-nous, appartenant à la secte des Rose-Croix. Auteur d'un épouvantable traité de démonologie et de nécromancie, helléniste remarquable, il découvrit une loi terrible qu'il voulut exploiter : les hommes ont fait naître les dieux et les ont fait mourir; quelque part dans l'espace flottent des cadavres inouïs. Cassave donna des ordres, équipa un navire et partit pour la mer de l'Attique à la recherche de dieux mourants. Ainsi ramena-t-il tous ces dieux faits ombres — ombres captives de Malpertuis et des formules de Cassave — ombres réincarnées : la dernière Gorgone dans la belle Euryale, Prométhée en la personne de Lampernisse, les Euménides en la personne des trois dames Cormélon, et Zeus en Eisengott.
Ce récit fantastique de Jean Ray, ainsi que tous ses contes (Contes du whisky), au style sec, nerveux, terriblement contrôlé, lui mérite de prendre place aux côtés de Poe et de Lovecraft.
