Le chiendent

C'est le premier roman (1933) de l'écrivain français Raymond QUENEAU (1903-1976).

Ce coup d'essai et de maître éclaire l’œuvre postérieure, où pour une part non négligeable notre langue se refait, et se refaisant, perdure. On ne peut pas résumer ce roman comme on le pourrait d'un argument, d'une anecdote. Il se tisse et figure en effet dans des significations nombreuses, par là s'imposant comme un carrefour nouveau. Néanmoins, voici la description qu'en propose le prière d'insérer, qui est de la main de l'auteur.

Au début, les personnages, qui étaient immergés dans le chaos et la nuit, prennent forme çà et là en divers points de la banlieue parisienne. Une série d'incidents catastrophiques les réunit peu à peu autour d'une porte énigmatique, que se refuse à vendre un brocanteur sordide. Avec l'aide de son neveu, un enfant à l'oreille trop prompte, Mme Cloche, la sage-femme, se lance à la poursuite d'un trésor, à l'existence duquel tout le monde finit par croire. Incidents et accidents se multiplient. Il y a des blessés et des morts. Le trésor se dissipe en fumée. Finalement, une guerre éclate : une guerre avec les Étrusques, s'il vous plaît. Et bien des années plus tard, on retrouve Mme Cloche devenue reine. Comment tout cela peut-il finir ? C'est bien simple, cela ne finit pas et tout recommence, aussi lugubre et dérisoire qu'à la première page, à peu de chose près. Car peut-on espérer que Mme Cloche ne se laissera pas de nouveau tromper par sa puissance d'illusion ?

Le sens global de l'œuvre, pour autant que l'auteur y dise sa pensée centrale sur la vie des humains, n'est pas tant compliqué. L'auteur lui-même l'a indiqué dans une courte phrase de sa présentation : « Le trésor se dissipe en fumée ». C'est d'une quête du graal qu'il s'agit, mais quel ? Il n'y a pas de graal, nul trésor. Les humains meurent, ayant peu compris ce qui leur était arrivé (pas mal de malheurs tout de même). Nulle rédemption. Ainsi pensait Queneau, en l'an trentième de son âge. Ainsi pense-t-il toujours, certes ; mais une acceptation s'est accomplie, et l'humour manifesté dès le Chiendent éclairera des aventures moins explicitement condamnées. L'importance du Chiendent n'est pas cependant dans une négation, mais dans l'envers de cette négation : dans l'existence même du livre ; dans sa construction. Car l'auteur peut bien et tant qu'il peut nier l'existence d'un bonheur humain, il accomplit une œuvre tout de même, donc un travail (« le travail est bien le seul bonheur des humains » écrira-t-il plus tard) : cette œuvre même, dans le calme de la littérature, préserve par ambiguïté peut-être, mais enfin préserve quelque chose de surprenant, qui est beau. Ainsi, le Chiendent est une affirmation de l'art littéraire. Cette affirmation dans un premier roman se comprend mieux selon son explication biographique. Celle-ci, Queneau l'a donnée, à la fin de la décade qui lui fut consacrée à Cerisy-la-Salle (le texte fut publié ensuite dans un numéro spécial de Temps mêlés) : « Quand je me suis séparé du mouvement surréaliste (…) à ce moment-là, j'étais quelqu'un de perdu, puisque j'étais en face d'une négation totale ; il n'y avait plus ni littérature, ni l'anti-littérature qu'était le surréalisme. Alors qu'est-ce que je pouvais faire à ce moment-là ? Naturellement je pouvais ne rien faire : c'est ce que j'ai fait : je n'ai rien fait ; ou plutôt, c'est à ce moment-là que j'ai fait des pictogrammes (…) Par la suite, sans doute qu'on est poussé… Il y a la nécessité de faire quelque chose… sans doute j'avais le virus de l'écriture… y a rien à faire contre ça, et j'ai écrit, alors ensuite j'ai écrit, j'ai écrit, j'ai écrit… le Chiendent. »

On remarquera peut-être, ci et là dans le livre, des apostrophes, des mouvements qui s'expliquent — oui, peut-être, fugitivement, si l'on y tient - par le long passage de l'auteur chez les surréalistes, et il y a un fait : l'importance historique du mouvement. Queneau lui-même est loin de la nier. En même temps et dans un autre de ses romans. Odile, il marque ses distances. Il ne s'est jamais complu aux exclusions ni à ce terrorisme ; mais surtout il a nié « l'inspiration » (écritures automatiques, etc.) qui abolirait les usages techniques. Il y a plus. A l'opposé des litanies du subconscient, il s'approchera dans Odile de ce qu'on pourrait nommer un mysticisme de la raison, puisqu'en somme il y proclame un « on saura… » Grâce à la mathématique, un jour, on saurait, et s'ouvrirait aux humains le ciel opaque. Donc, oui, la raison. Et de fait, quand enfin il entreprend d'écrire le Chiendent, l'idée qui le meut, initialement, c'est de transposer en français moderne le Discours de la Méthode.

A ce point, un lecteur qui lirait cette note sans rien savoir de Queneau serait, compréhensiblement, stupéfait, ou à tout le moins sceptique. Il faut donc souligner sans doute que l'itinéraire ici retracé est exact. On trouvera des traces explicitées du Discours de la Méthode dans le Chiendent, et l'on peut avancer que du point de vue cartésien le roman entier est irréprochablement conduit —quoique bien sûr à des fins littéraires qui renvoient vers d'autres références. Dès l'abord, on comprend en effet que le facteur opérationnel, dans « transposer en français moderne le Discours de la Méthode », c'est : français moderne. Au renouveau de notre langue, Queneau tient, en vérité, beaucoup. La nécessité d'une semblable entreprise langagière est aussi traditionnelle qu'elle est neuve toujours : Rabelais même ne s'y est pas autrement pris ; et pour croire ce rapprochement incongru, il faut avoir subi sans beaucoup de réaction les mauvais contre-effets d'une instruction obligatoire autant bloquée dans ses normes formatives que centralisée dans ses méthodes. Il y a quelque intérêt pour un écrivain à se faire comprendre des autres vivants qui l'entourent. Or peu de livres ont comme le Chiendent donné à lire et entendre un style français de notre temps.

Alors on se dira : bon bien, mais comment de l'envie d'écrire le Discours de la Méthode en français moderne, ce, afin de montrer que le bonheur n'est pas chez les humains, cet auteur en vient-il à rapporter les aventures d'un brocanteur sordide et d'une sage-femme nommée Mme Cloche, plus tard devenue reine, sans bien sûr y compter dix autres personnages que le prière d'insérer n'énumère pas ? La réponse est dans une adéquation. Ces récits incarnent en effet ce que l'auteur a voulu démontrer, quoique par des chemins neufs, que maintenant il faut (essayer de) décrire.
Brocanteur et sage-femme ne sont pas donnés au commencement, comme chez un auteur qui se serait dit : tiens ! un brocanteur ! une sage-femme ! quel roman donc ! Claude Simonnet, dans sa longue étude sur le Chiendent intitulée Queneau déchiffré (1962), a su rappeler ce que Samuel Beckett déclarait au sujet de James Joyce : qu'il n'écrivait pas sur quelque chose, mais écrivait quelque chose. Il est vrai de même que chez Queneau, il ne saurait être question de plagier la vie, au sens prétendu littéral (où serait-il ?) ; de rechercher une émotion littéraire initiale chez des personnes visuellement et auditivement constatées ; de livrer d'elles des photocopies. Comme chez Joyce encore il s'est agi d'écrire quelque chose (« … la nécessité de faire quelque chose… sans doute j'avais le virus de l'écriture… y a rien à faire contre ça, et… »). Quelque chose, impérieusement, mais alors qui doit être d'autant plus rigoureusement élaboré qu'il n'y a pas d'argument ordonnateur. Il s'est agi de construire. Dans la construction résultante, celle du Chiendent, il est véritable que le roman est mis en cause, puis restauré dans des normes. La structure du livre est, dit l'auteur dans Bâtons, Chiffres et Lettres, circulaire. De fait, au début : «La silhouette d'un homme se profila ; simultanément, des milliers » ; et à la fin : « La silhouette d'un homme se profila ; simultanément, des milliers. Il y en avait bien des milliers. » Qu'ainsi le livre soit, à la lettre, bouclé, n'est pas plus qu'indicatif puisque tout sans doute continuera et recommencera, de sorte que l'arbitraire des dénouements n'a plus ici d'application. Un lecteur attentif déchiffrera ces données, mais un lecteur moins attentif sera porté par le mouvement d'un livre où la structure s'efface. Elle n'en est pas moins. Elle se conçoit en vérité comme une déclaration arithmétique de l'arbitraire en littérature — comme une distance envers « la vie » ; une autonomie.

Il y a sept chapitres, chacun composé de treize sections.
Pourquoi ?
Eh bien, pour des raisons idiosyncrasiques, purement telles et dites dans Bâtons, Chiffres et Lettres : le chiffre de 91 sections (13 x 7 = 91) est arrêté parce que, « 91 étant la somme des treize premiers nombres et sa somme étant 1, c'est donc à la fois le nombre de la mort des êtres et celui de leur retour à l'existence, retour que je ne concevais alors que comme la perpétuité irrésoluble du malheur sans espoir ». Une telle structure n'est elle-même que donnée première puisque dans tout son détail le livre a été préalablement fixé sur plan, et chaque section mise en place dans le contexte entier des autres. De cette façon, pour une part sont aménagées des rimes entre les personnages et leurs situations ; et pour l'autre les modes du discours s'harmonisent (monologues intérieurs, monologue écrit, dialogues, dialogues rapportés, narratifs, récits, coupures de journaux et rêves). Claude Simonnet a d'ailleurs fixé le détail de ces démarches.
Si imprégné par la lecture des écrivains anglais et américains qu'il admire que Queneau ait été et demeure, Joyce tout particulièrement, on voit tout de même que, pour l'essentiel, ses chemins ne sont guère ceux d'Ulysse dans Dublin. Les différences sont même manifestées en clair dès le Chiendent. On pourrait dire que Joyce est plus obsédé du langage même (jusqu'à rechercher son adéquation onomatopéique, évidemment plus accessible en anglais que dans notre langue française), et Queneau davantage de ses utilisations rhétoriques ; et complémentairement : là, où Joyce explore dans le travail même et cela jusqu'à se confronter aux risques d'un égarement (la Veillée de Finnegan), Queneau recherche en tout premier lieu les points d'appui d'une structure. Il demeure que Joyce propose à Queneau l'exemple d'une révolution langagière : il a été inspiré par elle, et dix fois il lui a rendu hommage (notamment peut-être dans les Œuvres complètes de Sally Mara, qui d'autre part ne sont pas son meilleur livre) ; mais, tout de même, ce qui signalise le Chiendent ne tient guère, et même pas du tout, dans des comparaisons avec Joyce. C'est ceci :
L'organisation rhétorique imaginée par un mathématicien lui a permis, avec l'envie irrépressible d'écrire quelque chose sur tout ce qu'il y a, d'accomplir un premier roman tel qu'aucun autre roman (sauf ses autres romans) ; et tout particulier qu'il soit, en même temps des générations à venir découvriront sans doute en lui une démarche classique. Il faut ajouter ce qui est trop rarement compris peut-être. Il a beau, Queneau, partir du Discours de la Méthode, et nier qu'un roman retrace une anecdote, et ainsi se proposer comme l'artiste conscient (que, assurément, il est), la vie est captée tout de même, dans sa banalité et aussi dans ses émerveillements, et quoi qu'il fasse, c'est la vie à bras-le-corps. Platon est entre autres à, son rendez-vous (et au passage Heidegger), mais les parleurs du livre sont mimes avec une drôlerie neuve dans la langue, et le registre des émotions passe sur le brocanteur sordide et la sage-femme, sur un jeune homme aussi. (De ce que Queneau est un intellectuel, quelques critiques auraient tendance à l'intellectualiser aux dépens de la poésie, ici plus forte de ne pas dire son nom). Plus peut-être qu'un chef-d’œuvre (car il subsiste dans le Chiendent, d'une façon qui gêne à la relecture, l'empreinte des déroulements : rhapsodies et complaintes, couplets et tirades), ce très beau roman est un point de repère cardinal dans l'évolution du roman français. Alors il faut répéter que son importance croîtra.

bdp
16-Sep-2024
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