MANON LESCAUT.
Ce fut dans son numéro du 22 mai 1731 que la Gazette d'Amsterdam annonça pour la première fois la publication des tomes V, VI et VII des Mémoires d'un homme de qualité qui s'est retiré du monde (les tomes I et II avaient paru en 1728 et les tomes III et IV en 1729). L'auteur en était André-François Prévost d'Exiles, dit, depuis, l'abbé Prévost (1697-1783), ancien bénédictin de Saint-Germain-des-Prés. Le public ne mit pas longtemps à s'apercevoir de l'intérêt particulier qui s'attachait au tome VII de ces Mémoires : ce tome contenait en effet l'histoire de Manon Lescaut. Il fut réimprimé à Paris en 1733, sous la rubrique d'Amsterdam, puis, la même année, faisait l'objet d'une seconde édition portant pour la première fois le titre du roman : Les aventures du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut (ce ne fut qu'en 1753, lors de l'édition définitive de son chef-d’œuvre, que Prévost adopta le titre d'Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut). Mais, le 5 octobre 1733, l'ouvrage est saisi. Une lettre de Mathieu Marais au président Bouhier nous donne une idée des réactions haineuses et stupides que provoqua chez les « bien-pensants » la lecture de Marron : « Ce livre abominable s'est vendu à Paris et on y courait comme au feu, dans lequel on aurait dû brûler et le livre et l'auteur ». L'année suivante, Prévost, dans son journal le Pour et le Contre, est forcé de se défendre contre les détracteurs de son roman. En 1735, sur l'ordre du garde des Sceaux, une nouvelle édition de Manon est saisie. Il faut attendre l'année suivante pour que le scandale, fait autour de ce livre, s'apaise quelque peu. Entre 1737 et 1751, les réimpressions s'en succèdent à Paris et à Amsterdam, Une traduction allemande en est donnée à Stockholm en 1745. En 1753, la belle édition imprimée par Didot et ornée de huit eaux-fortes consacra la gloire du chef-d’œuvre de Prévost. Cette édition définitive a été corrigée et augmentée par l'auteur. Il y faut regretter que l'épisode ajouté du Prince italien, dont la soudure est par trop visible, interrompe la respiration haletante du roman et mêle une note trop frivole au pathétique récit de des Grieux.
Voici l'analyse du roman, dont l'action se trouve datée par l'usage de la déportation en Louisiane, qui se pratiqua surtout en 1719 et cessa en 1720 : ainsi, d'après quelques indications du texte, des Grieux aurait rencontré Manon à peu près en 1717, et l'action aurait duré deux ans avant le départ en Amérique, puis encore environ deux ans jusqu'au retour du chevalier en Europe » (P. Frémy). Le marquis de ***, héros des Mémoires d'un homme de qualité, rencontre à Passy-sur-Eure un jeune homme (des Grieux) qui accompagne, en proie au désespoir le plus extrême, une charrette de femmes destinées à la déportation en Amérique du Nord, et au nombre desquelles se trouve l'objet de sa passion. Deux ans après cette rencontre, le jeune homme, qui est revenu seul d'Amérique, se trouve une seconde fois en présence du marquis, auquel il fait le récit de ses pathétiques aventures. D'une excellente famille des environs d'Amiens, le chevalier des Grieux achevait ses études de Philosophie dans cette ville, quand il rencontra une jeune inconnue qui lui inspira dès le premier abord le plus violent amour. Dominé par sa Passion, il abuse ses parents, trompe son meilleur ami Tiberge et enlève la jeune fille (Manon Lescaut). Les deux amants se cachent à Paris. Peu de semaines après leur arrivée, Manon, qui aime des Grieux, mais est avide de luxe, reçoit en secret un riche fermier général, M. de B. Des Grieux apprend l'infidélité de Manon et, presque en même temps, se voit saisi par les laquais de son père et ramené de force chez lui. C'est alors qu'il découvre que Manon, d'accord avec B., a révélé sa retraite à ses parents. Accablé par la double trahison de sa maîtresse, il décide d'entrer au séminaire de Saint-Sulpice. Un an après, alors qu'il soutenait en Sorbonne un exercice public de théologie, Manon, qui a appris sa retraite, vient le voir le soir même au parloir du séminaire de Saint-Sulpice et n'a aucune peine à le reconquérir. Des Grieux la suit sur le champ et va s'installer avec elle à Chaillot. Mais bientôt, Manon se lasse de la campagne et obtient de son amant d'aller loger à Paris. Sur ces entrefaites, elle rencontre un de ses frères, garde du corps à Paris. Lescaut, peu scrupuleux, ne songe qu'à exploiter les jeunes gens. Cependant un incendie, survenu dans leur appartement, détruit tout leur avoir. Comprenant que Manon ne consentira à supporter aucune privation, il emprunte d'abord cent pistoles à son ami Tiberge, puis, avec l'appui de Lescaut, entre dans une compagnie d'écumeurs de tripots. Il commençait à en tirer de gros bénéfices, lorsque ses deux domestiques prennent la fuite en emportant son argent. Lescaut suggère alors à Manon de recourir aux libéralités du vieux G. M. ; des Grieux s'indigne d'abord de cette proposition, mais consent enfin à jouer auprès de ce vieillard le rôle de frère de Manon. Mais la friponnerie est bientôt découverte. Manon est enfermée à l'Hôpital général, avec les femmes de mauvaise vie, et des Grieux est incarcéré à Saint-Lazare. Il s'en échappe bientôt avec l'aide de Lescaut et réussit à délivrer Manon, après lui avoir procuré un déguisement masculin. Les deux fugitifs viennent se réfugier à Chaillot. Là, le fils de G. M. s'éprend à son tour de Manon. Celle-ci persuade à des Grieux de se venger du père sur le fils. Cependant elle se laisse offrir un hôtel, un carrosse, de grosses sommes Des Grieux résiste d'abord, puis accepte de devenir le complice des entreprises de sa maîtresse, qui possède sur lui un empire absolu. En fin de compte, le vieux G. M. fait arrêter les deux amants qui sont conduits au Châtelet. Le père de des Grieux, d'accord avec G. M., demande que le chevalier soit libéré, mais que Manon soit déportée immédiatement en Amérique avec des filles de joie. Des Grieux, désespéré, décide d'attaquer le convoi pénitentiaire, avec l'aide de quelques hommes de main. Mais, au dernier moment, ceux-ci font volte-face, et le chevalier doit se résigner à suivre Manon jusqu'à la Nouvelle-Orléans. Purifiés par leurs malheurs, les deux amants pensent pouvoir y mener enfin une existence honnête et régulière, lorsque Synnelet, le fils du gouverneur, s'éprend de Manon et veut l'épouser. Des Grieux blesse grièvement Synnelet en duel, et les deux amants doivent prendre la fuite. Manon meurt d'épuisement dans le désert entre les bras de des Grieux, qui creuse une fosse avec ses mains pour ensevelir celle qu'il adore. Synnelet, guéri de sa blessure, obtient la grâce de son rival. Des Grieux, désespéré, revient en France.
Il n'est pas possible de retrouver dans la biographie de Prévost les homologues parfaits des aventures de son héros, mais l'accent de la confidence véridique se manifeste à chaque page du roman. Certains événements de l'existence mouvementée de Prévost peuvent étayer la thèse de l'autobiographie partielle que constitue indiscutablement l'Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut : en 1715, il s'échappe de son noviciat de La Flèche pour s'enrôler dans l'armée ; cinq ans plus tard, un désespoir d'amour le rejette dans la religion, dont il s'évade une seconde fois pour passer en Hollande et en Angleterre, où il est incarcéré pendant quelques jours pour faux et usage de faux. Le roman de Prévost est déchirant, parce qu'il a été vécu, sinon anecdotiquement, du moins dans l'essence des passions et du désespoir qui le traversent. On pourrait s'étonner de se laisser si fortement émouvoir par les aventures d'une fille entretenue et d'un chevalier d'industrie qui, s'étant épris l'un de l'autre, cherchent à échapper à l'indigence, l'un en trichant au jeu, l'autre en se prostituant. Mais l'intérêt qu'ils inspirent dès le début et qui, à mesure que l'action se déroule, est sans cesse porté à un plus haut degré, vient de ce que l'accent de la passion et les couleurs de la vérité dominent irrésistiblement le lecteur, en dépit des escroqueries du chevalier, de l'indignité de Manon, qui s'élève au-dessus des filles de son espèce par le prestige de sa grâce et de sa beauté et la sincérité de son amour. La Harpe fut le premier critique qui, sans réserve, dans son Lycée sanctionna l'admiration publique qu'avait suscitée Marron Lescaut et plaça ce roman hors de pair dans l'œuvre de Prévost. L'époque romantique l'accueillit avec une particulière faveur, car la passion était la mode : Gustave Planche lui consacre une longue apologie (1838), précédée six ans plus tôt par des vers enthousiastes de Musset (Namouna, chant ler). Depuis le premier quart du XIXe siècle, les éditions de Manon Lescaut se succèdent sans interruption, toujours accompagnées de préfaces élogieuses. Il faut citer celles de Sainte-Beuve (1839), A. Dumas fils (1875), A. France (1878), G. de Maupassant (1885), J. Aynard (1925), M. Allem (1927), auxquelles on doit joindre l'étude très complète d'E. Lasserre (Manon Lescaut, 1930), dont nous citerons ces lignes qui déterminent la place du chef-d’œuvre de Prévost dans l'histoire du roman français : « Pour la première fois, on trouvait en Manon Lescaut un roman aussi intéressant par ses péripéties qu'un roman d'aventures, aussi émouvant qu'une tragédie, aussi étudié dans ses caractères qu'un roman d'analyse ; réaliste non seulement par la peinture exacte des mœurs contemporaines, mais par l'étude d'un problème moral qui, pendant plus d'un siècle, va dominer la littérature, celui de la lutte entre le plaisir et la passion, et des droits et du pouvoir de cette passion » La dernière en date des éditions de Manon Lescaut est celle de Gilbert Lely (1946), dont la préface montre que le roman de Prévost demeure toujours vivant et lui donne une interprétation quasi-métaphysique. « Dans l'enfer de ces deux cents pages se font entendre, au niveau le plus pathétique de la voix humaine, les adjurations, les menaces, les cris de la révolte et du désespoir, le souffle de l'acharnement d'un héros d'amour en lutte contre les interdictions de la famille, de la religion, de l'ordre social et de sa propre fatalité. Si la recherche de l'absolu est le propre de la poésie, le chevalier des Grieux est un poète de la vie à la poursuite de son absolu, Manon Lescaut. En la possession de Manon Lescaut réside son seul apaisement métaphysique, sa seule justification de l'univers : son amante disparue, il n'a plus qu'à mourir, ou à traîner une vie aussi pourrissante que la mort ».
