DUCDAME.
Roman de l'écrivain anglais John Cowper POWYS (1872-1963) paru en 1925. Dix ans après Bois et Pierre, neuf après Rodmoor, c'est le troisième roman de Powys, séparé des deux premiers par des poèmes et des essais.
Le titre en est emprunté à Comme il vous plaira (II, 5) :
— « Qu'est-ce que ce ducdame » ?
— « C'est une invocation grecque destinée à appeler les fous à faire le cercle
»
Dans la structure de l'œuvre comme dans sa thématique, le pilier principal est représenté par les Ashover, famille de vieux propriétaires terriens, qui sont les châtelains de la petite ville du Dorset où se passe l'histoire. Comme les Andersen de Bois et Pierre, les deux frères Ashover sont de caractères opposés mais complémentaires. Lexie, le plus jeune, dont le profil évoque celui de l'Empereur Claude, est atteint d'une maladie incurable (comme l'était Llewelyn, le propre frère du romancier : voir Confessions de deux frères). Au contraire, la « correspondance naturelle » de l'aîné est exprimée par son prénom, Rook, qui veut dire Freux, Corbeau : « et les voix des freux devenaient celles de la nuit même, du grand créé primordial et ailé, sinistre et pourtant impassible, plein à, la fois de lamentation et de consolation, en quoi le commencement avance vers la fin et la fin revient vers le commencement ». On touche ici du doigt l'aspect à la fois polaire et cyclique de la vision qu'a Powys de l'univers.
Rook, dans son magnétisme mâle et ténébreux comme la nuit dont il participe, attire puissamment Lady Ann, sa cousine, et Netta Page, jeune fille de la ville qui fait partie des héroïnes tendres et douces de Powys, tandis que la première est au contraire de la race dominante des Amazones. Cependant qu'au matin du dernier jour de l'année, la mère de Rook, lasse des errements érotiques de son fils aîné, lui tient un langage où l'honneur du nom prend l'importance d'une bannière menaçante, William Hastings, pasteur solitaire, excentrique et demi-fou, exulte de sa découverte : le dynamisme de l'univers est bipolaire ; il existe « une immense énergie anti-vitale » qui tend aveuglément à détruire la vie. Or, on le sent d'autant plus devenir la proie de cette idée que Rook, depuis peu, tourne autour de sa jeune femme, Nell.
A moins d'une demi-heure de la nouvelle année sont réunis Hastings et sa femme dont, depuis longtemps, est amoureux Lexie, frère de Rook ; celui-ci et son frère ; enfin, les deux femmes qui se disputent Rook : Ann et Netta. On vient d'annoncer la mort de Richard Ashover, le bâtard de la famille. Quelque temps après, Ann découvre à Rook qu'elle attend de lui un enfant, et Netta, en compagnie de Hastings, rencontre une vieille sorcière qui déclare que « ces Ashover sont de la tribu de Satan, tous autant qu'ils sont ». Là-dessus Netta décide de fuir, et Rook la poursuit en vain tandis que le train s'éloigne.
En juin, « sous un ciel exultant, sans douleur ni merci », tandis qu'approche le temps de la délivrance d'Ann, Rook est saisi d'un accès de profonde lassitude ; il se rend compte que « tous » (les Ashover), « en prenant leur plaisir, s'étaient rendus causes de hideuses complications ». Il est amené à conclure qu'en vérité « les hommes ne veulent pas de l'amour des femmes » ; ce qu'ils veulent, « c'est aimer les femmes elles-mêmes, de toutes les façons possibles : méchamment, tendrement, chastement ou licencieusement ».
Le chapitre XVIII, l'un des plus beaux, oppose Ashover et Hastings dans une grande confrontation vitale ; puis Rook et Lexie mesurent combien les femmes s'introduisent comme un coin dans leur amour fraternel.
Lorsque l'aîné, les surprenant dans la forêt, constate que son cadet l'a supplanté dans le cœur de Nell qui, après Netta, l'avait désiré, c'est moins «la jalousie de Nell qui le torture qu'un sentiment plus subtil, la jalousie à l'égard de la sagacité de Lexie et peut-être même de ce mystérieux avantage que lui donnait en la matière sa maladie ». Désormais, la vie de Rook est vouée à l'échec, pour la même raison (une propension toute cérébrale à l'érotisme) que ses ancêtres. Il se laisse de plus en plus envahir par l'idée de la mort. Le dernier jour de septembre il retrouve Netta, retour de Londres : toutefois, prêt à une réconciliation humiliante mais peut-être rédemptrice, il ne rencontre chez son ancienne maîtresse qu'absolue indifférence. Elle réprouve maintenant leur union. Elle reprend un masque alors qu'il allait enfin se séparer du sien et avouer son manque total d'amour pour Ann. C'est alors qu'il a ce souhait profondément révélateur : « Que n'était-il possible d'avoir des relations amoureuses avec les arbres, avec les éléments, comme en ont les personnages de la mythologie ! »
C'est l'automne à nouveau, saison keatsienne dont « l'immense passivité » berce Ann fécondée, sereine, dans l'attente, devenue presque la sœur de Lena Grove de Lumière d'août. Et c'est par une nuit de pluie torrentielle qui impose à la conscience de Rook l'image d'une noyade dans « ces vastes éléments inhumains » mystérieux et anarchiques, que les tensions devenues intolérables se résolvent enfin. Rook erre dans la forêt, noire de nuit : son élément naturel. Avant qu'il ait eu le temps « d'effectuer le déclic mental spasmodique avec lequel l'esprit passe d'un domaine de la réalité à, un autre, Hastings fut sur lui. D'un seul coup terrible de cette arme fantastique (un râteau) le prêtre le frappa de plein fouet sur la tempe
»
En novembre l'enfant d'Ann a un mois, Lexie recouvre lentement son vieil humour et Netta se recueille sur la tombe de Rook. Mais Powys a choisi de clore ce sombre drame passionnel placé tout entier sous le signe de la nuit, par la scène magistrale de l'arrivée d'un manège où se retrouvent Lexie et Nell : c'est une trouvaille powysienne, puisque le thème des Forains, accompagné de toutes ses résonances symboliques et contrapunctiques, traverse son œuvre entière comme par exemple le théâtre de marionnettes dans les Sables de la mer.
Ducdame est sans doute le roman le plus sombre de Powys. En Rook Ashover, il a exorcisé tout un pan de son psychisme complexe et fascinant, tandis qu'en Ann, Netta et Nell il créait une véritable trilogie féminine dont on retrouvera les données, de plus en plus développées, au de ses romans. C'est une œuvre mieux construite, plus liée que Bois et Pierre, plus personnelle aussi que Rodmoor. Avec Ducdame, on peut dire que Powys achevait magistralement sa formation de romancier. Il avait cinquante-trois ans, et n'était encore qu'au seuil d'une création à peu près unique en littérature, puisque successivement vont paraître ses très grandes œuvres : Wolf Solent, les Enchantements de Glastonbury, les Sables de la mer, et le Camp retranché, Quant à Porius, que certains tiennent pour son chef-d’œuvre, il aura près de quatre-vingts ans quand il l'achèvera.
