LE BOURGEOIS GENTILHOMME.
Comédie-ballet en 5 actes en prose de Molière (Jean-Baptiste Poquelin, 1622-1673), avec musique de Jean-Baptiste Lulli (1632-1687), créée à Chambord le 14 octobre 1670 où elle obtint un succès considérable. Son titre dit bien ce qu'il veut dire. Molière s'en prend, en effet, à un travers qui date de loin : la prétention, si commune au parvenu, de faire figure dans le monde en singeant les manières de la noblesse, — entreprise qui fut toujours féconde en tribulations. Brièvement, voici l'intrigue : M. Jourdain, qui s'est acquis de la richesse en vendant du drap, brûle depuis longtemps de faire l'homme de qualité. Il engage donc à la fois un maître de musique, un maître à danser, un maître d'armes et un maître de philosophie. Restant sourd aux criailleries de sa femme, il s'entête, sans se rendre compte que sa maison devient un enfer. Tant et si bien qu'il se laisse escroquer de l'argent par un chevalier d'industrie nommé Dorante. Davantage : il tombe amoureux de sa complice, la belle marquise Dorimène. Mis fort en appétit par cette heureuse rencontre, il veut étendre alors ses hautes relations en mariant sa fille Lucile à un grand seigneur. Par bonheur, cette dernière est aimée d'un certain Cléante qui n'entend pas céder la place. Par l'entremise d'un de ses valets, expert en toute œuvre de ruse, il se fait donc présenter à notre héros comme le propre fils du Grand Turc venu à Paris dans le seul dessein de devenir son gendre. Ébloui par cet excès d'honneur, M. Jourdain tombe dans le piège. D'autant qu'il se voit remettre la dignité de mamamouchi C'est dire qu'à l'issue de la cérémonie, M. Jourdain s'empresse d'accorder à Cléante la main de sa fille. On ne saurait s'abuser avec plus de faste. On voit que cette intrigue est assez décousue. Au vrai, l'action ne débute guère qu'à l'acte troisième par l'opposition de Mme Jourdain. Et elle s'achève abruptement par la turquerie dont il vient d'être question. Qu'on se garde de s'en étonner : Molière s'attache peu, d'ordinaire, à l'intrigue proprement dite. Même dans ses farces, il la subordonne toujours à la vérité d'un caractère ou au progrès des sentiments. C'est bien pourquoi il se contente le plus souvent d'un dénouement à l'italienne. On a coutume de blâmer celui du Bourgeois gentilhomme, de le trouver trop facile et assez invraisemblable. Ce serait oublier que les Turcs étaient à la mode dans les comédies de l'époque (Boucher, Montfleury et Rotrou). La vérité, c'est que Molière se vit imposer cet épilogue, le roi voulant, en effet, se venger du peu de cas que l'ambassadeur du Grand-Turc avait fait de sa magnificence, un jour d'audience solennelle. Il faut, d'ailleurs, observer que la turquerie en question n'était, pour Molière, qu'un trompe-l’œil. Un trompe-l’œil qui laisse intact, à l'usage des gens réfléchis, le véritable dénouement : à savoir que M. Jourdain est mûr pour le cabanon. Ainsi, la farce du Bourgeoisgentilhomme contient en puissance tout un drame. Certes, ce drame se dissimule sous un grand luxe de facéties, de danses et de falbalas. En sorte que l'on peut prendre le change jusqu'à la fin. Il s'ensuit que le personnage de M. Jourdain est un des plus gais qui se puissent voir au théâtre. Raisonnable, actif, perspicace dans le train ordinaire de la vie, il ne perd vraiment ses moyens qu'en présence des gens du monde. Prompt à faire sonner ses écus pour masquer sa roture ; ignare à souhait, mais bien aise de le reconnaître, comme dans la leçon mémorable où il découvre que, depuis l'âge de raison, il fait de la prose sans le savoir ; si avide enfin de passer pour un gentilhomme qu'il croit l'être devenu tout de bon. Dès lors sa convoitise ne connaît plus de bornes et, sa crédulité venant à la rescousse, il en résulte une véritable course à l'abime. Tel est bien M. Jourdain.
Si prodigieuse est la vie qu'il dégage que son nom même est resté proverbial. Dans ce Bourgeois haut en couleur, Molière s'est-il amusé à faire la satire de Colbert ? Ses contemporains nous l'assurent. Cela n'est pas impossible. Il était permis à Versailles de se gausser de tout le monde, à l'exception de la maison royale. Mais aujourd'hui ce problème est négligeable. Il reste un seul mot à dire : installée dans la plus sereine invraisemblance, bâtie à la diable et féconde en traits inouïs, la farce du Bourgeois gentilhomme demeure incontestablement l'un des morceaux les plus savoureux de Molière.
