TROPIQUE DU CANCER
et TROPIQUE DU CAPRICORNE.
Œuvres de l'écrivain nord-américain Henry Miller (1891-1980), publiées en 1934 et 1938. Ce sont deux œuvres sœurs, les deux pans majeurs, complémentaires et inséparables de cette immense autobiographie lyrique que constitue l'ensemble des écrits de Henry Miller. Le premier Tropique est la chronique d'une libération, le second le tableau de l'enfer dont l'écrivain s'est échappé. Mais, dans chacun, même absence apparente de structure, même déferlement verbal, mêmes réussites foudroyantes et mêmes scories d'un génie indiscipliné.
Lorsque Miller débarque en Europe, en 1928, il a trente-sept ans. Il a connu la misère et, dans l'exercice des métiers les plus variés, tous les dessous de la vie américaine. Il a écrit aussi — des romans, refusés par tous les éditeurs. Pourtant, cet homme dans la force de l'âge n'a pas encore découvert sa voie. C'est à Paris, où il s'installe en 1929, qu'il éprouve le choc qui le révèle définitivement à lui-même. A quarante ans, en 1931, il commence à écrire sa première grande œuvre, Tropique du Cancer, qui fut publiée en 1934 par « Obelisk Press maison d'édition anglaise installée à Paris, avec une préface d'Anaïs Nin. Le volume fut accueilli par quelques-uns (Blaise Cendrars notamment) comme un début éclatant, d'autres, plus nombreux, ne virent dans l'ouvrage que ses scènes les plus violemment obscènes et crièrent au scandale. Tropique du Cancer (ainsi que Tropique du Capricorne plus tard) fut interdit aux États-Unis, où Miller ne commença à être apprécié que lorsque la traduction de ses œuvres eut obtenu en France un grand retentissement.
La seule unité de Tropique du Cancer est d'ordre biographique, l'ouvrage embrassant uniquement les années que l'auteur venait de vivre en France. Hormis un bref séjour à Dijon, où il fut lecteur d'anglais au lycée Carnot, Miller vit alors à Paris. Et Tropique du Cancer c'est d'abord Paris, Miller à Paris, découvrant Paris et se découvrant lui-même, sa pauvreté et son allégresse, les stratagèmes qu'il emploie pour subsister, ses amours, son goût pour les prostituées et les maisons de passe de dernier ordre, ses démêlés avec ses amis, écrivains et artistes de Montparnasse, les petits cafés de Clichy, la peinture de Matisse et les quais de la Seine. L'œuvre n'est ni un roman, ni un essai, ni un recueil de souvenirs. Tous les genres s'y mêlent ou. mieux, y perdent leurs caractéristiques pour se dissoudre dans un livre qui, dès sa première page, refuse même ce nom de « livre » pour marquer plus fortement son caractère d'expérience intime : « Il y a un an, il y a six mois, je pensais que j'étais un artiste. Je n'y pense plus, je suis ! Tout ce qui était littérature s'est détaché de moi. Plus de livres à écrire, Dieu merci ! Et celui-ci, alors ? Ce n'est pas un livre. » Tout ce qu'on veut. Un chant. « Or donc ceci est un chant. Je chante. » C'est que le chant n'est pas seulement recherche esthétique, œuvre d'art, mais, d'abord, libération et affirmation de l'individu. Pour Miller « l'homme a été trahi par ce qu'il appelle la meilleure partie de sa nature » Dépossédé de son corps, il l'est aussi finalement de son esprit et devient la victime consentante des préjugés, des illusions idéalistes, ou encore des impératifs utilitaristes de la puritaine société des U.S.A. « Pour une raison ou pour une autre l'homme cherche le miracle, et pour l'accomplir, il pataugera dans le sang. Il se gorgera d'une débauche d'idées, il se réduira à n'être qu'une ombre, si, pour une seule seconde de sa vie, il peut fermer les yeux sur la hideur de la réalité. Il endure tout — disgrâce, humiliation, pauvreté, guerre, crime, ennui — croyant que demain quelque chose arrivera, un miracle ! qui rendra la vie tolérable. » C'est justement cette réalité toujours rejetée, niée, que Miller a soif d'appréhender, aussi cruelle soit-elle. De là la fascination exercée sur lui par les forces primaires, originelles, la valeur qu'il accorde à la sexualité, l'avide crudité avec laquelle il en étudie les manifestations. Égaré dans un monde de conventions fallacieuses, il veut plonger au plus profond de l'abject et de l'obscène pour briser l'écorce du « civilisé » retrouver les lois et la palpitation de la vie, se reconstituer un moi dans lequel la nature ait sa juste place. Il ne faut donc pas perdre de vue que l'intérêt accordé par Miller au « monde du sexe » n'est qu'un point de départ, l'étape qui marque le nécessaire rétablissement à Partir duquel tout est à nouveau possible.
Tropique du Capricorne, qui fut publié quatre ans après Tropique du Cancer, évoque la vie de Miller aux États-Unis, avant son départ pour l'Europe. L'ouvrage traite surtout de l'enfance de l'auteur à Brooklyn, où son père était tailleur, et de la période durant laquelle il fut chef du personnel à la Compagnie du Télégraphe de New York, fonctions qui le mirent en contact avec les types d'humanité les plus étrangement variés. En cinq cents pages compactes, Tropique du Capricorne présente un portrait apocalyptique de cette vie américaine que l'écrivain ne cessera de vilipender dans chacun de ses livres. « Tout ce qui est américain disparaîtra un jour, plus complètement que ce qui fut grec, romain, égyptien (
). Et cette idée m'a fait une peine infinie, parce qu'il n'est pas, à ma connaissance, d'agonie plus atroce que le fait d'appartenir à quelque chose qui ne résiste pas au temps. » Aux États-Unis, la société a dévoré l'individu et la machine a dévoré la société. Les hommes sont malaxés, laminés, broyés par des rouages aussi impitoyables qu'absurdes. Pour Miller, l'Américain moyen est l'être le plus dégénéré, le plus malheureux du globe. Les spécimens qu'il décrit, s'ils ne se contentent pas d'une vie quasi végétative, cultivent leurs obsessions sexuelles, découvrant dans un érotisme exacerbé, un exutoire à l'oppression qui les cerne de toutes parts. Tropique du Capricorne est le livre du cheminement souterrain et douloureux d'une rébellion, d'une vocation aussi. « Je m'aperçus que le désir de toute ma vie n'était pas de vivre — si l'on peut appeler vivre ce que font les gens — mais de m'exprimer. » Vocation dont Tropique du Cancer marquera l'insolente explosion.
Nourris d'observations réalistes, d'humour « énorme » et de visions quasi mystiques. Tropique du Cancer et Tropique du Capricorne valent encore par le souffle sauvage qui en porte les divers éléments et s'offrent comme les vivants témoignages d'une foi superbe dans les pouvoirs du Verbe :
« La tâche que l'artiste assume implicitement est de renverser les valeurs existantes, de faire du chaos qui l'entoure un ordre qui soit le sien, de semer la lutte et le ferment si bien que par la détente émotive ceux qui sont morts puissent être rendus à la vie. »
Par son individualisme forcené, son refus du monde moderne et son dédain pour toute école ou chapelle littéraire, Henry Miller occupe une place tout à fait isolée dans la littérature contemporaine de son pays.
Notons cependant qu'il peut se réclamer d'illustres prédécesseurs et que son œuvre se rattache en droite ligne à une grande tradition individualiste des lettres américaines, illustrée par les noms d'Emerson et de Walt Whitman. Mais c'est avec des contemporains européens tels que D. H. Lawrence, Cendrars, Céline, que Miller s'est découvert, à des points de vue divers, les affinités les plus vives
