THÉRÈSE DESQUEYROUX.
Roman de l'écrivain français François Mauriac (1885-1970), publié en 1927. Justement accusée de falsification d'ordonnances, Thérèse Desqueyroux vient de bénéficier d'un non-lieu. Pourtant, la justice n'a pas eu à connaître de son véritable crime : l'empoisonnement de son mari, Bernard ; c'est cependant au témoignage favorable de ce dernier, soucieux de préserver l'honneur de la famille, qu'elle doit sa liberté. Se préparant à affronter sa victime, qui l'attend dans leur domaine landais d'Argelouse, la jeune femme tente de comprendre par quel « enchaînement confus de désirs , d'actes imprévisibles ». elle en est arrivée, jouet d'une « puissance forcenée » en elle et hors d'elle, à subir — bien plutôt que vouloir — son acte criminel. Le lecteur va donc refaire avec elle le chemin de cette « vie terrible ».
Orpheline dès sa naissance, Thérèse Larroque fut élevée par un père radical et, à ce titre, anticlérical forcené. Mais si elle a ainsi été privée, dès l'enfance, des garde-fous du christianisme, sa propre conscience a été son « unique et suffisante lumière », et son « orgueil d'appartenir â l'élite humaine » a fait s'efforcer à la vertu cet « ange plein de passions ». Ne lui fallait-il pas rivaliser de pureté avec son amie Anne de la Trave, élevée au Sacré-Coeur dans une puérile inconscience du mal. Aux jours brûlants de l'été qui les ramenait toutes deux Argelouse, la compagnie de cette adolescente qui n'avait aucun de ses goûts, n'aimant que « coudre, jacasser et rire », suscitait en Thérèse un « frêle bonheur imprécis », une trouble lueur de joie », qui devait être « son unique part en ce monde ». Puis elle avait épousé le demi-frère d'Anne, bon parti, ni laid ni sot, connaissant ses limites et les acceptant. D'ailleurs Thérèse « avait toujours eu la propriété dans le sang » et les « deux mille hectares de Bernard ne l'avaient pas laissée indifférente ». Mais cette union était aussi pour elle un refuge, cette orpheline « s'incrustait dans un bloc familial, elle se sauvait ». Pourtant, cette nouvelle vie allait lui apparaître dès la nuit de noces et son « ineffaçable salissure », comme une prison de chair : « froide et les dents serrées » dans le lit conjugal, méprisant de toute sa lucide intelligence sa belle-famille, « cette cage tapissée d'oreilles et d'yeux », elle n'en avait pas moins, si grande était son indifférence envers ce milieu, joué sans effort l'épouse comblée, la bru déférente. Mais Anne s'était brusquement amourachée de Jean Azévédo, fils de riches voisins tenus à l'écart en raison de leur origine juive et d'une soi-disant phtisie héréditaire et bouleversée par cet amour fou dont la jeune fille lui avait confié par lettre les plus intimes transports. Thérèse ne connut plus de repos qu'elle ne l'ait saccagé. Sa rencontre avec Jean Azévédo entraîne au contraire sa propre destruction : enfiévré de trouver en elle un auditoire à sa mesure, le jeune homme s'abandonne à un fascinant délire verbal, accumule les sophismes et les formules creuses. Il ne s'agit pour lui que d'une jonglerie ; pour Thérèse, c'est l'ouverture au monde de la pensée en accord avec les actes, ce monde auquel les appétits grossiers de son mari lui interdisent à jamais d'avoir part. Rien ne semble en apparence changé : elle accouche d'une petite fille, Marie, et continue à mener une vie extérieurement tout unie. Velléitaire, elle ne choisit pas, le hasard lui fournit l'arme : son mari, qui souffre du cœur, prend par inadvertance une dose trop forte de médicament, ce qui le rend très malade. Thérèse réitérera volontairement le même geste « pour voir » puis, de nouveau, afin de « sortir de ces ténèbres d'atteindre l'air libre, vite ! » Bernard frôle la mort, et tout alors se dénoue brutalement: le pharmacien produit des ordonnances falsifiées au moyen desquelles Thérèse s'est procuré des produits toxiques; une instruction criminelle est ouverte, à laquelle met fin le non-lieu. Rentrée à Argelouse, où elle espère trouver le pardon, être enfin comprise et aimée, elle se voit confrontée à un justicier. L'honneur familial exige qu'elle demeure au domaine afin de sauver les apparences : son départ, qui accréditerait la thèse de l'empoisonnement, ferait échouer le mariage d'Anne avec un riche voisin, entacherait le destin de Marie. Reléguée dans une chambre à l'étage, elle y vivra trois mois empiégée dans une solitude totale, en proie aux rêves d'amour et de gloire les plus fous, jusqu'à, ce que sa douleur devienne sa seule raison d'être et sa seule occupation. Amaigrie, dégradée, absente d'elle-même, elle attend la mort. C'est alors que Bernard lui rend la liberté, conduisant à Paris pour qu'elle s'y perde ou s'y trouve, cette femme qui demeurera pour lui une énigme. La question d'ailleurs est toujours ouverte : tour à tour victime ou bourreau. Thérèse reste rebelle à toute analyse, et son moindre charme n'est pas son mystère, soigneusement entretenu par un auteur qui ne fut jamais plus à l'aise dans les obscurités du cœur.
François Mauriac a donné, avec la Fin de la nuit, publié en 1935, une suite à cette œuvre. Quinze ans se sont écoulés, durant lesquels Thérèse a pu enfin jouir de la liberté et de la solitude auxquelles elle aspirait. Rien d'épanoui pourtant dans cette « désespérée prudente », préoccupée de son cœur fragile, de la diminution de ses revenus, de ses fantômes sans cesse renaissants, enfermée « dans la prison de son acte ». Sur un coup de tête, sa fille Marie vient à Paris pour retrouver Georges Filhot qu'elle aime et qui lui échappe. Marie a dix-sept ans, Georges vingt-deux. Thérèse les domine de tout l'inconnu de sa vie passée. Cédant aux contradictions de sa propre nature, elle rend, par l'abandon de sa fortune, leur mariage possible, tout en s'abandonnant à la joie de découvrir que Georges est amoureux d'elle. Sa raison ne résiste pas à ces excès intérieurs et cette dernière flambée d'un cœur s'achève dans le pathos. Thérèse retournera mourir à Saint-Clair, dans la maison de Bernard, crucifiée dans sa douleur, n'ayant plus la force que de faire le bien, c'est-à-dire de forcer plus ou moins Georges à épouser Marie, qui connaîtra ainsi le bonheur que la vie a refusé â sa mère.
Personnage épisodique dans Ce qui était perdu apparaissant encore dans deux nouvelles de Plongées, Thérèse Desqueyroux est une figure chère à un auteur aussi préoccupé des abîmes que de la salvation, et penché sur l'informel du cœur avec une toute chrétienne sollicitude et un incontestable talent.
