xyx

L’ARMOIRE.


[Der Kleiderschrank]. Cette courte nouvelle est probablement le chef-d’œuvre du romancier et essayiste allemand Thomas Mann (1875-1955) en tout cas une de ses œuvres les plus parfaites et les plus saisissantes par tous les « lointains » qu'elle évoque. Plus encore que dans ses grands romans comme la Montagne magique ou les Buddenbrook où la complication des intrigues et le nombre des personnages, souvent, encombrent l'action, l'art de Thomas Mann atteint sa plus grande force d'incantation dans les courts récits comme l'Armoire ou la Mort à Venise, récits que l'on pourrait appeler initiatiques car c'est là que la philosophie du mystère vital, propre à Mann, se déploie magnifiquement.

L'Armoire raconte l'aventure d'Albrecht van der Qualen, un personnage dans lequel, de même que dans le von Aeschenbach de la «Mort à Venise», on croit apercevoir quelques traits de l'auteur lui-même. Il semble que, par personne interposée, l'auteur entre dans l'histoire, en devient le héros principal, en partage les péripéties : ce qui est le caractère essentiel du conteur-né, comme l'est Thomas Mann. Voyageant dans le rapide Berlin - Rome. Van der Qualen s'arrête, saisi d'on ne sait quelle impulsion subite et inexplicable, dans une ville inconnue, où il abandonne le train, et s'enfonce, à pied, dans les rues obscures. Il ignore comment s'appelle cette ville, il ne sait même pas s'il est encore en Allemagne. Il s'en va, poussé par son destin, à travers les rues, jusqu'au moment où il se trouve enfin dans les faubourgs: Un écriteau pendu à la façade d'une maison où on loue des chambres, l'attire. Il entre, choisit une chambre et s'y installe. Tout cela est très réel, et cependant il a l'impression de vivre dans un cauchemar, même l'aspect de la logeuse est assez repoussant. Les chambres sont bizarrement meublées. Van der Qualen s'installe et, tout en faisant sa toilette, remarque une grande armoire qui recouvre vraisemblablement une porte qui doit communiquer avec un appartement voisin. Il sort ensuite, et va diner dans un restaurant.

Lorsqu'il revient dans sa chambre, qui est obscure maintenant, il constate qu'un rai de lumière filtre sous la porte de l'armoire. Surpris il ouvre l'armoire, et il aperçoit une femme assise dedans, une femme nue, un être étrange, mystérieux, à la fois familier et inexplicable. « Veux-tu que je te raconte… » dit la femme soudain d'une voix tranquille et voilée. Et elle raconte à Van der Qualen de merveilleuses et simples histoires qui l'enveloppent d'une atmosphère indéfinissable à la fois d'étrangeté et de familiarité, comme s'il avait vécu toutes les aventures qu'elle lui conte. « Et chaque soir, il la retrouve dans l'armoire », et elle raconte.  Pendant combien de soirs ? Combien de jours, de semaines ou de mois resta-t-il dans cet appartement et dans cette ville ? Parfois il s'approche d'elle et la caresse, mais alors elle ne revient plus de plusieurs soirs. Van der Qualen a oublié tout le reste, la ville où il devait aller, et tout ce qui constituait sa vie avant cette rencontre. On a l'impression que cette aventure si importante pour lui et qui a bouleversé toute son existence, s'est peut-être passée seulement dans son esprit.

Ainsi s'achève l'histoire, sur cette incertitude poignante, caractéristique du sentiment de la destinée chez Thomas Marin et de la mort. « Combien de temps cela dura-t-il ? Qui sait. Et puis qui sait si Albrecht van der Qualen s'éveilla vraiment cet après-midi là et descendit dans la ville inconnue, ou s'il ne resta pas, plutôt, endormi dans son compartiment de première classe, se laissant transporter dans l'espace par le rapide Berlin-Rome à une vitesse considérable ?» On peut imaginer que le héros de l'histoire, qui était gravement malade, a pu mourir subitement dans le train, pendant le voyage, et que l'aventure de la ville inconnue, de l'armoire, de la femme aux histoires, serait, peut-être, le passage « de l'autre côté .» Ce n'est la qu'une hypothèse. L'histoire s'arrête en suspens, en plein mystère, et il est beau qu'il en soit ainsi.


bdp
16-Sep-2024
Copyright Rêv'Errances [https://reverrances.fr]