TRISTES TROPIQUES.
Ouvrage de l'ethnologue français Claude Lévi-Strauss (1908-2009), publié en 1955. Cet ouvrage est une autobiographie intellectuelle. Lévi-Strauss y retrace l'itinéraire qui l'a mené de la philosophie à l'ethnologie, raconte ses travaux sur le terrain, chez les Indiens du Brésil, décrit les mœurs des hommes chez qui il a vécu. En même temps, il indique les thèmes d'une réflexion plus vaste et plus générale sur l'homme et la société, thèmes inspirés, en même temps que par son travail d'ethnologue, par sa vie d'horaire du XXe siècle, qui a vu plusieurs continents et 'vécu une rapide transformation du monde. Le livre est illustré de photographies et de dessins de l'auteur, s'imbriquant étroitement au texte et témoignant de l'importance que l'auteur attache à la représentation plastique des thèmes qu'il évoque, à côté de l'expression verbale. Le livre s'ouvre sur cette affirmation surprenante : « Je hais les voyages et les explorateurs. » L'auteur précise qu'il s'étonne de la vogue des récits de voyage, car pour lui les incidents et les difficultés des expéditions n'offrent pas d'intérêt en eux-mêmes, ils ne constituent que la « gangue » des vérités qu'il faut « aller chercher si loin », et dont elles doivent être dépouillées. C'est pour cela qu'il a si longtemps répugné à raconter ses voyages ; et, en effet, son livre tend toujours à dégager, au-delà de la description et du récit, le sens de l'événement ou du spectacle comme élément d'un processus culturel de rencontre entre des hommes, ou comme découverte d'un aspect de la civilisation ou de la nature. Lévi-Strauss évoque d'abord le voyage dramatique qu'il fit en 1941 lorsque, fuyant comme Juif la persécution nazie, il gagna à grand-peine et par des détours les États-Unis dans un bateau peuplé d'émigrants, et l'oppose aux tranquilles voyages des années 1934 à 1939, lors de ses premières expéditions. Il dit son regret, de n'avoir pas connu les civilisations indiennes au temps de leur épanouissement, et de n'avoir rencontré que des tribus décimées par la famine et les épidémies dans un territoire trop exigu mais indique que, à l'époque de l'épanouissement des civilisations indiennes, un Européen aurait été incapable d'y être sensible : « moins les cultures humaines étaient en mesure de communiquer entre elles, et donc de se corrompre par leur contact, moins aussi leurs émissaires respectifs étaient capables de percevoir la richesse et la signification de cette diversité. » Après cette introduction, Lévi-Strauss précise la voie par laquelle il est devenu ethnologue. Il s'est d'abord orienté vers la philosophie, poussé « moins par une vocation véritable que par la répugnance éprouvée au contact des autres études ». Mais la philosophie telle qu'elle est enseignée par l'Université lui parait une rhétorique gratuite, la découverte de Marx et de Freud, son goût pour la géologie, l'attirent vers une étude plus concrète de l'homme, et après un an d'enseignement de la philosophie, effrayé à l'idée de refaire chaque année ce même travail, il accepte avec joie le poste qui lui est offert au Brésil, espérant pratiquer l'ethnologie dans ses moments de liberté. Il part donc en 1934 pour São-Paulo. Lévi-Strauss évoque son premier contact avec le Brésil, et le curieux mélange de nouveauté et de familiarité pour un Européen de ce pays si différent de l'Europe, et qui pourtant s'est développé à son contact et à son image. Il compare l'Amérique avec les grandes villes d'Asie qu'il a visitées, et oppose le grouillement humain des villes asiatiques aux vastes espaces de l'Amérique indienne, où il « chérit le reflet fugitif même là-bas d'une ère où l'espèce était à la mesure de son univers ». Ensuite, sont évoquées quatre tribus indiennes chez lesquelles l'auteur a vécu : les Caduveo, les Bororo, les Nambikwara, et les Tupi-Kawahib. Les Caduveo vivent à la frontière du Brésil et du Paraguay. Cette société était autrefois organisée de façon hiérarchique, et les peintures corporelles des Caduveo, caractérisées par l'équilibre de la symétrie et de l'asymétrie, sont encore aujourd'hui des représentations graphiques de cette hiérarchie disparue. Les arts plastiques sont répartis suivant le sexe, les hommes sculptent et les femmes peignent. L'analyse des motifs abstraits que les femmes peignent révèle une série de dualismes : symétrie et asymétrie, angle et courbe, géométrie et arabesques, etc., que Lévi-Strauss explique par leur double signification : en effet, en même temps qu'elles désignent l'individu comme être humain, elles précisent son statut dans la société. Elles assurent ainsi le passage de la nature à la culture. D'autre part elles expriment la double division en moitiés et en classes de la société, et l'opposition entre exogamie et endogamie à l'intérieur de chacune de ces divisions. L'art de ce peuple est ainsi l'expression symbolique et imaginaire de ses contradictions. Les Bororo vivent dans des cases réparties de façon circulaire autour de la « maison des hommes », où habitent les hommes célibataires. Le plan du village symbolise l'ordre du monde. La population est divisée en moitiés matrilinéaires et exogamiques, et d'autre part en clans. Il y a une hiérarchie sociale et économique entre clans et moitiés. Ainsi la structure circulaire de cette société, telle qu'elle est disposée dans l'espace, cache une inégalité secrète. Les pratiques religieuses se mêlent intimement à la vie quotidienne. La religion consiste principalement en un culte des morts qui assure la communication avec leur monde. Une cosmologie mythique rend compte des rapports entre les vivants et les morts, de la vie sociale, explicite, et du plan du village : « la représentation qu'une société se fait du rapport entre les vivants et les morts se réduit à l'effort pour cacher, embellir ou justifier, sur le plan de la vie religieuse, les relations réelles qui prévalent entre les vivants ». Les Nambikwara — voir également la thèse de l'auteur : la Vie familiale et sociale des Indiens nambikwara — ont une existence semi-nomade. Ils vivent de chasse, de pêche et de cueillette pendant la période de nomadisme. Ils subsistent dans un grand dénuement, et vont complètement nus. L'unité sociale est chez eux le couple, et le travail est réparti entre l'homme et la femme. Seul, le chef de la bande nomade peut avoir plusieurs femmes. Il y a beaucoup de tendresse dans le couple et pour les enfants, peu nombreux. La population a été décimée par des épidémies. Lévi-Strauss conclut : « J'avais cherché une société réduite à sa plus simple expression. Celle des Nambikwara l'était au point que j'y trouvais seulement des hommes. » Les Tupi-Kawahib sont remarquables par la grande importance chez eux de l'institution de la chefferie : le chef a le quasi-monopole des femmes de la tribu, et donne de grandes fêtes. Dans ces fêtes, des danses, des chants, des scènes improvisées représentent des mythes dont les animaux sont les héros.
L'ouvrage s'achève par quelques considérations sur les paradoxes et les contradictions du métier d'ethnologue. Souvent amené à l'ethnologie par son attitude critique envers sa propre société et le désir de s'en éloigner, l'ethnologue prend, quand il aborde une société étrangère, une attitude opposée puisqu'il étudie tous les aspects de cette société sans jamais se permettre de les juger ou de contester leur valeur. Cependant, il doit partout savoir évaluer l'écart entre les normes d'une société et ses pratiques. A travers cette étude, il doit tâcher de découvrir les principes généraux qui rendent possible la vie sociale, et ces principes pourront alors l'aider à comprendre et à changer sa propre société. Dans ce livre, le moins technique et le plus populaire de Lévi-Strauss, des descriptions et des récits subtils et colorés alternent avec des analyses rigoureuses, et l'évocation des sociétés sauvages conduit aux problèmes universels que pose la connaissance des hommes.
