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LES SEPT PILIERS DE LA SAGESSE

Œuvre de l'aventurier et écrivain anglais T.E. Lawrence (1888-1935) dit Lawrence d’Arabie. Le premier manuscrit ayant été perdu, l’auteur récrivit le livre avec beaucoup de remaniements ; l'ouvrage parut en 1926, dans une édition à tirage limité, aussitôt épuisée et qui atteignit des prix fabuleux. L'année suivante, sous le titre Revolt in the Desert, fut publiée une édition abrégée et expurgée. Une réédition de l'œuvre intégrale eut lieu en 1935. Ces mémoires constituent un document essentiel sur la sensibilité de l'aventurier contemporain.

En 1914, Lawrence, jeune archéologue en mission dans le Moyen-Orient, refusé dans l'armée active pour raisons de santé, réussit à se faire accepter comme agent de l' «Intelligence Service». Un renouveau du nationalisme arabe s'étant produit dans les années précédant immédiatement la Grande Guerre avec le mouvement des « Jeunes Turcs », l'Angleterre, et particulièrement Lord Kitchener, eut l'idée de gagner à la cause alliée les forces turques de Mésopotamie et de susciter une révolte, capable de provoquer le démembrement de l'empire de Constantinople. Pour préparer ce soulèvement, Lawrence fut dépêché auprès de Feycal et de Hussein, grand chériff de la Mecque, rallié à la cause anglaise. Il s'agissait, naturellement, d'une mission destinée à servir les seuls intérêts anglais. Mais elle provoqua chez Lawrence le réveil d'un vieux rêve de jeunesse, poursuivi depuis les années d'Oxford. L'agent de l'Intelligence Service cessa bientôt de voir dans la révolte un simple moyen. Elle devint à ses yeux une fin prestigieuse, et qui se suffit à elle-même. Il s'agissait de « forcer l'Asie à prendre la forme nouvelle qu'inexorablement le temps poussait vers nous » ou, comme l'auteur l'explique dans une Introduction à son livre publiée dans ses Lettres, « de créer une nation nouvelle, faire revenir au monde une influence perdue, donner à vingt millions de sémites les fondations sur lesquelles bâtir un château de rêve avec les inspirations de leur pensée nationale» Manœuvrant à sa guise. Lawrence ne tarde point à donner aux Arabes des avis, fort éloignés parfois des buts de la politique anglaise. Non qu'il renie son pays : il en conserve même la vanité. Mais d'une part, c'est un être naturellement indiscipliné : il dénonce la discipline militaire, « servitude qui, pour être volontaire au début, n'en est pas moins abjecte ». Et surtout, il a décidé de se faire arabe parmi les Arabes : l'effort qu'il poursuit en ce sens l'a, dit-il, dépouillé de sa « personnalité anglaise ; j'ai pu ainsi considérer l'Occident et ses conventions avec des yeux neufs. — en fait cesser d'y croire ». A vrai dire, l'entreprise échoua et, de cet échec. Lawrence prend une grande part de responsabilité : il n'a point détrompé les Arabes et a continué ainsi, malgré et contre ses vœux, de servir la politique anglaise : « L'honneur, écrit-il mélancoliquement, ne l'avais-je pas perdu l'année précédente, quand j'avais affirmé aux Arabes que les Anglais tenaient leurs engagements ? » Mais, plus profondément, le rêve d'une résurrection politique du monde arabe ne fut qu'un rêve, que Lawrence ne se soucia guère d'assoir sur de fortes bases historiques. Il a pu s'évader de l'Occident ; malgré ses efforts, il ne s'est point créé une nouvelle vie arabe. Dans l'aventure qu'il a tentée, moins qu'un accord avec de grandes forces historiques, il avait recherché l'âpre sentiment de la totale indépendance que lui donnait cette force guerrière cimentée par une pure idée : « Nous étions une armée concentrée sur elle-même, sans parade ni geste, toute dévouée à la liberté, la seconde des croyances humaines ». Pour gagner les Arabes, Lawrence avait voulu les imiter afin qu'eux-mêmes un jour viennent à l'imiter : mais cette substitution de personnalité sociale était-elle possible ?

Réfléchissant sur l'aventure, il faut bien que Lawrence la reconnaisse : « Comment se faire une peau arabe ? Ce fut de ma part affectation pure. Il est aisé de faire perdre la foi à un homme, mais il est difficile ensuite de le convertir à une autre. Ayant dépouillé une forme sans en acquérir de nouvelle, j'étais devenu semblable au légendaire cercueil de Mohammed ».
Lawrence est resté un étranger. La solitude est bien en effet un des traits caractéristiques de son destin : elle engendre un sentiment de mépris intense « non pour les autres, mais pour tout ce qu'ils font pourquoi se complaît-il en récits ignobles ou atroces, flagellation, meurtres, exécutions de prisonniers (coupables eux-mêmes d'atrocités) ? Il semble que Lawrence veuille ainsi exacerber cette impression d'étrangeté, d'indépendance complète par rapport aux hommes et au monde ; son ascétisme n'aura pas d'autre but : bourreau de son corps, nous le voyons passer des jours et des nuits sur un chameau, sans manger, sans boire. Dépouillé de lui-même, il est bien alors, comme l'a défini Louis Gillet, un de ces « individus qui trouvent moyen, dans le renoncement total, d'exercer le pouvoir sans limites ». Pour cette âme libre, mais prisonnière d'elle-même, la politique et l'histoire deviennent les formes d'un rêve intérieur. Lorsque Lawrence convient que la révolte arabe n'était qu'un jeu supérieur, nous sentons bien qu'avec l'aventurier anglais, nous atteignons au point extrême de la rêverie politique romantique. Lawrence est de la race des Chateaubriand et des Barrès : « Les rêveurs du jour, écrit-il en songeant à lui-même, sont des hommes dangereux, car ils peuvent jouer leur rêve les yeux ouverts et le rendre possible ». Si son entreprise lui plaît, ce n'est point tant pour le bonheur à venir d'un peuple, que comme la plus belle figure de ses songes : « Je t'aimais : c'est pourquoi, tirant de mes mains ces marées d'hommes, j'ai tracé en étoiles ma volonté dans le ciel, afin de te gagner la liberté, la maison digne de toi ». On se demande alors si l'échec n'a pas été volontaire, et destiné à préserver la pureté du rêve : moins que la conquête, c'est l'effort qui exalte Lawrence, l'active contemplation de la pure énergie : « Quand une chose était à ma portée, je n'en voulais plus. Ma joie était dans le désir ». Cette passion, plus que d'un conquérant ou d'un politique, est d'un intellectuel. L'auteur est trop lucide pour ne pas se l'avouer : ma guerre était trop méditée, parce que je n'étais pas soldat, mes actes étaient trop travaillés », parce que je n'étais pas un « homme d'action ». C'étaient autant d'efforts intensément conscients, accomplis sous les yeux et sous la critique latérale d'un moi désintéressé. Désintéressement typique d'un esprit marqué des décadences modernes : l'aventure, pour Lawrence, ressemble beaucoup à ce salut par l'art qui tentait les écrivains à la fin du XIXe siècle et c'est encore, au sein de la plus brûlante réalité, le « Réfugions-nous dans l'artificiel » d'un Barrès. Lawrence n'édifie point l'empire arabe. Mais, qu'importe le succès ou l'échec de son entreprise, si cette dernière lui permet de façonner quelque œuvre d'art ? « Je n'avais eu, dit-il, qu'un grand désir dans mon existence, — pouvoir m'exprimer sous quelque forme imaginative, —mais mon esprit trop diffus n'avait jamais su acquérir une technique. Le hasard, avec un humour pervers, me jetait dans l'action, m'avait donné une place dans la Révolte arabe… m'offrant ainsi une chance en littérature, l'art-sans technique ! » Que l'exemple de Lawrence puisse être considéré comme le type de cette race d'esprits hautains, proies du nihilisme métaphysique, au fond assez désintéressés de la vie, mais qui font de la politique le champ pour une affirmation du moi plus vaste que celle que peut réserver la littérature, les expériences parallèles d'un Malraux (1901-1976), d'un Drieu la Rochelle (1893-1945), d'un Ernst von Salomon (1902-1972) l'attestent suffisamment.


bdp
16-Sep-2024
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