Les LIAISONS DANGEREUSES.
De tous les chefs-d’œuvre du roman français, il n'en est point qui cause autant de malaise que cet ouvrage de Pierre-Ambroise-François Choderlos de Laclos (1741-1803), publié à Paris en 1782. Si l'on veut savoir pourquoi, l’histoire elle-même nous répond : sitôt que l'ouvrage vit le jour, il provoqua un tel scandale que l'auteur fut mis à l'index, exclus des salons de la capitale et menacé dans sa carrière de soldat. Criminel, impie et blasphémateur : tels sont les mots dont l'élite de la société crut bon d'accabler l'écrivain. Que l'on se garde bien de croire qu'après la Révolution les choses en sont restées là. Dans le cours du XIXe siècle, il s'éleva, en effet, un nouveau tollé général contre l'ouvrage en question. On le fit même interdire par les tribunaux. Quant à notre siècle, s'il se dispense d'enchérir sur tous ces jugements, c'est qu'il croit avoir trouvé un remède plus efficace dan ce qu'on appelle la conspiration du silence : dans tout manuel de littérature, il est de règle qu'on s'abstienne de faire mention de Laclos. Cela dit, sachons le reconnaître : cette méfiance opiniâtre du public contre le livre ne laisse pas de se justifier. En fait, rien de plus virulent que les Liaisons dangereuses. Qu'on le veuille ou non ce paquet de lettres sent le soufre. Il agit sur notre esprit à la manière d'un poison. Il semble, en outre, qu'il soit propre à braver le temps, vu qu'après en avoir fait l'épreuve, il reste absolument intact. Où réside donc ce poison ? Dans l'objet même de l'ouvrage. Il s'en faut, certes, que cet objet se décèle d'entrée de jeu. Il se dissimule, en effet, derrière la peinture complaisante d’un certain nombre de vices. Ainsi nous fait-il prendre le change. Or, il est de toute évidence que ce roman est autre chose qu'une galerie de turpitudes. Il vise beaucoup plus loin ; il vise au centre de la cible, ou plutôt au cœur de la vie, pour la raison qu'il s'attaque à un problème aussi ancien que le monde : à savoir le problème du Mal. Quelque chose prouve cette assertion d'une manière péremptoire : le ton singulier dont l'ouvrage se prévaut d'un bout à l'autre. Deux choses, en effet, brillent par leur absence dans ce terrible roman : la frivolité d'abord, la sentimentalité ensuite. Oui, Laclos répugne à donner dans le frivole comme dans l'effusion du cœur, dans ce qu'on appelle le faux-jour. C'est par là même qu'il tranche sur tout le goût de son siècle. Impassible, austère et précis, voilà le ton des Liaisons. De pareilles dispositions, cela sent son homme de guerre. De son métier, justement, Laclos est un homme de guerre. Nourri dans la science de Vauban, il l'applique à l'étude du Mal sur le terrain le plus mouvant qui soit : là même où le mâle est aux prises avec la femelle.
Du fait de sa texture (Écrit tout entier sous forme de lettres), l'ouvrage est assez difficile à résumer. De l'intrigue, voici néanmoins l'essentiel : ayant de la fortune, de la mine et pas mal d'esprit, Valmont est un libertin qui hante les salons de Paris afin d'y séduire les femmes qu'il juge dignes de son attention. Assez féru de la stratégie, il aime à jouer la difficulté. Dès le début justement, il a affaire à forte partie : la belle Présidente de Tourvel. Si Valmont met tant de frénésie à la vouloir posséder, c'est avant tout pour se sauver du ridicule d'en être amoureux. Tout annonce un siège assez long car, en épouse irréprochable, elle veut se garder pure de toute faute. Mais quelqu'un viendra déranger notre homme : la marquise de Merteuil. Créature diabolique, elle cache une vie fort dissolue sous le masque de la dévotion. Elle se montre avant tout friande de l'intrigue. Dans ce Paris qu'elle connait par cœur, elle machine toutes sortes de complots. C'est dire qu'elle manœuvre les gens comme les pièces d'un jeu d'échecs. Valmont, qui fut un de ses amants, est demeuré son meilleur ami. Davantage : son complice, et singulièrement équivoque, puisqu'il lui arrive de la convoiter encore. Étant, ainsi de mèche avec elle, il s'est fait souvent l'instrument de ses cruelles fantaisies. Or donc, la Merteuil lui demande de se vouer une fois de plus à son service. De quoi s'agit-il ? C'est très simple : pour se venger d'un de ses intimes dont la fatuité l'écœure, elle charge Valmont de corrompre la fiancée de ce dernier : Cécile de Volanges. Cette fille, qui est sa parente, vient de sortir du couvent — une fille neuve et assez sotte, dont il ne fera qu'une bouchée. Valmont se prête sans entrain à l'aventure : un simple dérivatif. Quelque chose viendra pourtant stimuler son zèle : la petite Volanges, qui déteste son prétendu, croit aimer l'honnête chevalier Danceny dont justement lui, Valmont, est le confident. Sous prétexte qu'il pourra faciliter ces amours, Valmont abuse de la jeune fille. En véritable virtuose, il apaise ensuite l'orage de son cœur, lui enseigne la résignation et l'amène à chérir sa faute. En bref, il fait tant que l'ingénue se transforme en libertine. Tout en gardant pour Danceny le meilleur de son âme, la petite Volanges se laisse toujours davantage gouverner par ses appétits, jusqu'au jour où elle avorte, —sans même s'être doutée qu'elle fût enceinte. Cet étrange accident la dégoûte du siècle et la pousse à prendre le voile. Sitôt que Valmont se croit quitte envers la Merteuil, il s'en retourne à ses travaux : la conquête de Mme de Tourvel. Il voudrait brusquer la fortune. Peine perdue : le siège s'éternise. Certes, le roué se rend bien compte qu'il inspire à la Présidente un terrible amour. Mais que faire si cet amour est tenu en échec par la noblesse d'âme de l'intéressée ? Pour la dompter, il usera donc de sa stratégie la plus fine. Ce qu'il veut, c'est que sa belle ennemie croie toujours plus en sa vertu, afin qu'elle puisse mieux la lui sacrifier. Après une défense pathétique, la Présidente rend les armes. Trahie par sa propre noblesse, elle se persuade qu'en cédant elle pourra sauver son persécuteur. Tout d'abord, la vie semble bien lui donner raison : Valmont se prend pour elle d'un amour véritable. Mais c'est compter sans la Merteuil. Il se trouve, en effet, que cette dernière s'offense de cet amour partagé. Comme elle ne néglige aucune occasion de se bien assurer la main, elle met au défi son complice de rompre avec la Présidente. Ici, la cruauté de Laclos va combler la mesure : ce défi donne à Valmont un regain de convoitise à l'endroit de la Merteuil. Par simple fanfaronnade, il veut encore en jouir, ne fût-ce que le temps d'un éclair. Sans vergogne, il abandonne l'admirable femme qu'il avait eu tant de mal à conquérir. La Présidente de Tourvel ne survivra guère à cette rupture : s'ensevelissant dans le dégoût d'elle-même, elle se consumera en remords et finira par mourir de consomption. Valmont, il est vrai, ne tarde pas à payer cher cet exploit. On sait comment : furieux d'avoir été frustré dans son attente, il se brouille avec la Merteuil. En guise de représailles, celle-ci révèle alors au chevalier Danceny tous les dessous de l'affaire dont la petite Volanges est l'héroïne. Danceny exige que Valmont lui fasse réparation d'honneur et le tue au cours de ce duel. Après la mort de Valmont, il ne reste plus qu'à parler de la Merteuil. Tant de perversités vont-elles enfin recevoir leur châtiment ? Oui, certes. Un châtiment bien propre à édifier le lecteur. Consécutivement, elle essuiera les défaites : étant riche, elle perd sa fortune à la suite de quelque procès ; bien portante, elle se voit atteinte de la variole, et la maladie en question achève de ruiner sa beauté. On peut dire que la fin couronne l'œuvre.
Telle est l'intrigue de ce roman. Tels en sont surtout les personnages. On devine que le principal est la marquise de Merteuil (Valmont n'étant que son agent, l'exécuteur de ses hautes œuvres). Tout calcul, orgueil, frénésie, elle incarne vraiment le Mal. Sans mœurs et sans miséricorde, loin des préjugés du vulgaire, elle s'est créé depuis longtemps un domaine qui lui est propre et où elle peut à loisir perpétrer toutes sortes de crimes. Pour se soustraire à ce que l'on nomme l'accoutumance, elle est contrainte d'user de toutes ses facultés : chaque jour, il faut qu'elle enchérisse sur la veille, qu'elle fignole toujours davantage, en un mot, qu'elle travaille dans le neuf. Il n'est pas question de tricher, car le Mal a son code de l'honneur. Pessimiste par système, Laclos ne condamne pas plus le mal qu'il n'en fait l'éloge. Il constate seulement qu'il existe, qu'il s'implante plus vite que le bien et qu'il compte beaucoup de fidèles. D'où lui vient donc pareille fortune ? De son terrible pouvoir de fascination. Contre un tel pouvoir, l'âme humaine a peu de ressources : étant plus ou moins corrompue dès l'origine, elle est sujette à toutes sortes de curiosités et par là même vulnérable au-delà de toute expression. Davantage : quand bien même elle serait avertie, ou très honnête ou des plus fortes, l'on ne pourrait jurer de rien : la plus noble étant toujours faillible, — en raison même de sa noblesse. Il semble donc vain de compter sur ce contrepoids qu'est le secours surnaturel de Dieu, la grâce étant exclue d'avance de l'univers de Laclos. De là, cette lueur sinistre qui suinte à travers tout le livre. On voit ce qu'il faut en conclure : du fait de son pouvoir de fascination, le Mal se confère à lui-même une majesté inouïe. Ici, une remarque s'impose : aucun sujet ne prête autant au pathos que le fameux problème du mal. (Qu'on songe à la carrière immense qu'il a ouverte au romantisme). Or. Laclos est loin de donner dans pareil travers. Étant lucide au possible, il se méfie des métaphores. Au fond, l'exactitude est toute sa rhétorique. Il se possède jusque dans la frénésie : la violence du froid produit l'effet du feu. Il faut ici crier merveille diabolique, Laclos se comporte en classique. Ici, la précision du style s'accorde à celle de la texture, tout comme à celle de l'analyse des sentiments. Tout nous montre que, par essence, ce livre est un traité du Mal. Observateur du cœur humain, Laclos méprise le goût de son siècle et tous les vices à la mode, car il entend se fonder d'abord sur l'immuable. Comment s'étonner s'il passe pour l'héritier de Racine ? Où qu'il aille, il se trouve toujours avoir l'accent de la vérité. Voilà sans doute l'explication de la durable audience que les Liaisons dangereuses obtiennent auprès du public.
