Scènes de la vie conjugale

Scènes de la vie conjugale de Marcel Jouhandeau

Le premier volume. Ménagerie domestique (1948), nous restitue des souvenirs couvrant les années 1940-1942 : Élise bien sûr, toujours Élise, contradictoire, qui part à la campagne « au ravitaillement » et ramène à son époux des souvenirs d'âne, de lapins bleus, de porcs ; un hiver rigoureux ; le passage d'un cirque avec lions et dromadaires, girafe et hippopotame. Tout un bestiaire tendre et complice auquel Jouhandeau nous a déjà accoutumés, mais que nous retrouvons ici sous le double regard de Marcel et d'Élise. Car Élise, si dure et si brutale, s'amollit au contact des bêtes et des plantes : témoin ce saule dont elle fume soigneusement les racines, et toute sa compassion pour les animaux malades. C'est qu'Élise a toujours rêvé d'être fermière, de s'entourer de poules, de lapins, de canards, de bourriques et de chèvres. Et puis voici les canaris : Orphée, Eurydice et Toupette, qui vivent eux aussi leurs scènes de la vie conjugale ; le chat Doudou, goinfre et voleur ; et bien sûr, Jouhandeau montrant son « ourse », Élise.
«On ne peut la supporter tout à fait ni dans le détail de ses actions, ni davantage dans l'étendue imposante de sa personne. » C'est d'Élise bien sûr qu'il s'agit. Toutes les stratégies lui sont bonnes, et toutes les ruses seront efficaces pour le narrateur, et cependant l'angoisse existe bel et bien. L'Imposteur (1950) n'est imposteur que forcé par les circonstances : c'est Élise l'iconoclaste, qui l'oblige à adopter cette position, la seule planche de salut. Et pourtant, quel amour ne lui voue-t-il pas ! Jouhandeau serait-il un Masoch ? Écoutons-le avouer pourquoi il a commis cet ouvrage : « Et ce que je me propose ici, c'est de savoir où j'en suis à chaque seconde avec elle, sans me perdre dans les détails, ni laisser d'être sensible à tous. » C'est qu'Élise reste la femme, l'Unique, l'Épouse de Marcel : « J'habite avec Élise un glacier dont nous sommes seuls à pouvoir supporter la solitude, l'altitude, le froid. » Ce ne sont pas là des mots en l’air ; le jansénisme de la femme l'emporte souvent sur la douceur apparente du mari, mais il n'en reste pas moins que ce couple existe, avec ses moments de communion, dans la douleur et jamais dans la joie, car en vérité la Joie semble être un mot banni de leur vocabulaire.

En 1951, Jouhandeau publie le troisième volume, Élise architecte. Élise a décidé d'agrandir la maison : bien sûr sans consulter son époux sinon pour lui signifier que les frais seront à sa charge. Et Jouhandeau l'observe au milieu du ballet des entrepreneurs, arpenteurs, scribes et ouvriers de tous ordres ; au milieu de ceux-ci qui tâtonnent, elle seule est clairvoyante ; elle met même la main à la pâte puisqu'elle décore les murs de sa chambre d'une arabesque d'or. « Romancière de l'ameublement », elle dispose, transporte, installe. Elle s'édifie un jardin comme un Paradis. « Élise s'est construit un temple, où nous viendrons l'adorer à ses heures. » Jouhandeau complète ce volume avec le récit de l'Incroyable Journée : rencontre de la Duchesse rue Saint-Ferdinand, qui l'emmène chez elle et lui parle de Wagner ; puis de Bouche d'Ivoire, marié et père de famille. Jouhandeau va terminer sa soirée chez Véronique ; ils parlent d'Élise : « votre mariage n'est justement plausible que pour ce qu'il a d'invraisemblable ».

Quatrième volume publié en 1953, le Nouveau Bestiaire reprend et développe les thèmes du premier : « Les animaux n'ont pas été corrompus par la notion du bien ou du mal. Ils n'ont rien à faire ni avec l'un ni avec l'autre. C'est pourquoi je me plais en leur compagnie. » Nous retrouvons la basse-cour d'Élise : une oie dénommée Tatou, Follette la dernière poule, Sophie la tortue, canards et pigeons, encore Doudou, et un nouveau chat, Figaro.

Le cinquième volume, Galande ou Convalescence au village, publié en 1953, raconte un séjour au pays d'Élise. Pour Jouhandeau, Galande est un nouveau Chaminadour sur lequel il pourra exercer ses talents d'observateur et d'ironiste : voici les petits métiers, les sobriquets, les mots entendus. Et puis toujours le bestiaire : la jument, le coq, les chiens et le chat-huant. Le ménage Jouhandeau paraît retrouver une certaine paix au sein de toute cette campagne ; l'auteur semble accepter volontiers sa belle-mère, Mme Apremont, et sa belle-sœur Madeleine, se complaire même à rapporter leurs mots et leurs contes, ainsi que toutes les anecdotes sur le boulanger ou l'épicier. Mais voici que toute cette belle sérénité se trouble : échange de mots sur un prétexte futile, l'auteur menace de partir, Élise se jette entre la porte et lui : « ces dames Apremont sont comme ça ». Cet orage, promptement levé annonçait un retour général ; le pauvre Marcel, ployant sous les bagages, reprend son chemin du Golgotha.
Mme Apremont, la mère d'Élise, occupe une place déjà importante dans les Chroniques maritales et dans l'œuvre de Jouhandeau. Ce sixième volume de notre cycle Ana de Mme Apremont, publié en 1954, lui est consacré tout entier et nous révèle un personnage unique de son espèce, dont le caractère puissant, voisin parfois de la férocité, le bon sens, la ténacité, une franchise à toute épreuve, sont servis par un singulier bonheur d'expression et par une exceptionnelle éloquence. Témoin cette réflexion : « Quand je vois ce que je vois, je pense ce que je pense » ou celle-ci « une vipère, mon gendre, c'est quelqu'un ». Et les chapitres consacrés à ses mots, à son vocabulaire, à ses rapports avec ses filles ou ses neveux, contiennent bien d'autres propos savoureux.

Le septième volume, la Ferme en folie, primitivement publié en 1950, n'a été rattaché au cycle des Scènes de la vie conjugale que vers 1955. Cette mince plaquette se compose de trois courts récits :
La Petite Fille violée
Le Sacrifice du porc
La Ferme en folie
Ils sont consacrés tous trois à Mèdème Tèbèrin, la fermière des Blottières.
M. Godeau a la jaunisse. Il a trop mangé de pêches. Élise s'est cassé le bras gauche en tombant dans l'escalier. Ces incommodités, et quelques autres moins physiques, donnent à Jouhandeau l'occasion d'écrire son huitième volume, Jaunisse, publié en 1956. Encore une fois, c'est Élise le personnage central. Mais la richesse d'un être est inépuisable pour qui sait la voir et l'exploiter. Au bout du compte, cet amour et cette haine que l'auteur lui voue aboutissent, par leur conjugaison, à cette qualité suprême : l'impartialité, mais une impartialité passionnée : « les jeunes gens s'enhardissent à me parler de mon impureté, qu'ils qualifient il est vrai de pure pour faire passer l'insolence. Ils jugent Élise aussi d'une puérilité insupportable, maintenant qu'elle n'a plus quinze ou vingt ans, comme eux. Seulement, leur jeunesse passée, rien ne restera de leur gloire, quand l'originalité d'Élise lui survivra peut-être et à eux — quelques temps… Je me réveille au moins deux fois chaque nuit ; une fois pour la maudire et une fois pour l'adorer. »

L'Éternel Procès, neuvième et dernier volume publié en 1959, c'est bien sûr celui que M. Godeau fait à son inspiratrice et son tourment : Élise. Mais c'est aussi peut-être celui que l'homme ne se lasse pas de faire à la femme. Peut-être nous trouvons-nous en présence de la conclusion que Jouhandeau entend donner à ses Chroniques maritales. Le couple y est dépeint, comme toujours, dans une vérité tantôt humble, misérable, voire déplaisante, tantôt grandiose et même bouleversante. Inexorablement l'auteur semble requérir contre ce que ses biographes seront peut-être contraints d'appeler son amour, et il en fait tour à tour l'apologie. Élise est là, peinte au naturel ; avec le coup de crayon féroce de Daumier, son effigie gravée au vitriol, mais de temps en temps affleure, inattendue, une couleur exquise, adorable, que ne renierait pas Angelico.

bdp
16-Sep-2024
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