Ouvrage de l'écrivain nord-américain Ernest Hemingway (1898-1961), publié en 1932.
De même qu'il y a eu de grands toreros et de grands taureaux, il y a eu de grands aficionados. Pour l'avoir été ce romancier né bien loin du soleil d'Espagne restera dans les annales de ce spectacle, qui lui a inspiré quelques-unes de ses meilleures nouvelles et cet excellent livre. Bien qu'il ait tenu à y dire tout ce qu'il lui paraissait important de savoir pour apprécier une corrida en amateur éclairé, Mort dans l'après-midi n'est pas un de ces traités de tauromachie qui ressemblent, en plus rébarbatif, à un manuel de grammaire espagnole. Il est clair, vivant et humain. L'auteur essaie d'abord de préciser pourquoi on peut aimer les courses de taureaux ou, au contraire, à cause de leur cruauté, être choqué par elles. Mais il le fait assez brièvement. Il explique ensuite quels sont les accessoires du spectacle et quelle place choisir aux arènes. Où les taureaux sont élevés et comment, ce qu'ils doivent être et ce qu'ils valent en réalité. Quelle est la tâche des picadors, des banderilleros et des matadors. Il évoque les grandes figures d'un passé récent et trace d'incisifs portraits des gloires du moment. Il décrit avec précision les principales passes qui peuvent être exécutées, indique des critères pour les juger, dévoile des bluffs couramment pratiqués. Il expose les règles qui président (ou plutôt devraient toujours présider) à la mise à mort. A mesure qu'avançant dans le livre on s'instruit, on est impressionné par le nombre des conditions à réunir pour que l'affrontement de l'homme et du taureau soit un spectacle exaltant aux yeux de ces connaisseurs que la couleur, le mouvement, l'apparente virtuosité et l'à-peu-près ne sauraient suffire à satisfaire. D'abord le taureau irréprochable est rare parce que même un pur-sang soigneusement sélectionné, ayant l'âge et le poids requis, ne possédant aucune expérience du combat et se présentant en parfaite condition physique ne se montre pas forcément « brave », c'est-à-dire impétueux et dépourvu d'astuce. Il est souvent fantasque ou trop intelligent, surtout si le hasard le favorise. Il ne charge pas droit. Il adopte un emplacement de l'arène (dit querencia) où il se sent en sécurité et d'où il faut, à grand péril, venir le déloger. Parfois, même, il comprend en cinq minutes que l'étoffe est un leurre et, s'en désintéressant, ne pense plus qu'à charger l'homme. En d'autres occasions ce sont les picadors ou les banderilleros qui, par maladresse ou pour faciliter la tâche de leur chef, le blessent trop gravement, soit avec leurs armes, soit en le faisant tellement tourner et si court que sa colonne vertébrale en pâtit.

Hemingway toréant devant Ava Garner et Dominguin. 1954.
Ensuite des circonstances extérieures, en particulier le vent qui, en taquinant l'étoffe, déjoue les calculs de l'homme. Celui-ci, enfin. Naturellement, un bon matador est encore plus difficile à former qu'un bon taureau. Étant donné le culte qu'on a pour les prodiges et les étoiles, des jeunes gens incontestablement très doués, ou contestables mais bénéficiant de hautes protections, sont lancés, au moyen d'une publicité tapageuse, avant d'avoir acquis l'expérience et la maturité nécessaires. Ils dissimulent mal leurs insuffisances. En outre des qualités diverses, voire un peu contradictoires, sont exigées. On exécute des passes superbes ou on tue avec brio. Il est exceptionnel qu'on ait, au plus haut degré, l'un et l'autre don. Une fois blessé (et cela arrive fatalement) un matador peut être incapable de dominer ses nerfs ou se laisser aller à la lâcheté et reculer devant le moindre risque, sauf parfois à Madrid parce que c'est là que se font les réputations. L'un sera théâtral et ampoulé, le second, gauche, le troisième, technicien consommé, manquera de présence, le quatrième se conduira avec une folle témérité, etc. Même si, en ayant vu ou non, on n'a aucun goût pour les courses de taureaux, on a avantage et profit à lire ce livre. Il est enrichissant. Il n'y a rien de plus enrichissant, peut-être, que ces livres-là, où l'auteur s'applique à dire posément, sans fioritures, comment, en surmontant une foule d'obstacles, d'aléas, de tentations et d'embûches, les hommes arrivent à créer quelque chose que des milliers de leurs semblables admirent. On comprend alors que, d'une certaine façon, bien connaître une spécialité, c'est bien connaître le monde et la vie. En y intercalant de loin en loin des dialogues auxquels les taureaux semblent seulement servir de prétexte et de brèves histoires illustrant ce qu'il pense de la souffrance et de la mort, Hemingway a souligné, sans en avoir l'air et sans faire de phrases, la portée générale de son œuvre. Il a également eu le souci de la replacer dans son contexte, qui est un pays entier. Mais, même en parlant de l'Espagne, il s'est gardé comme la peste de toute grandiloquence. Ascétique et naturel, son art est aussi simple, aussi honnête et aussi direct que possible. En se contentant de noter avec précision des détails concrets, cet écrivain parle aux sens et, par conséquent, touche d'une manière très immédiate. Il donne à la fois l'envie d'aller voir et l'impression d'avoir vu.
