LE RIVAGE DES SYRTES.
Roman de l'écrivain français Julien Gracq (1910-2007), publié en 1951. Il reçut le prix Goncourt, que l'auteur refusa.
A la suite d'un chagrin d'amour, un jeune homme bien né prie son Gouvernement de lui accorder la faveur d'une affectation lointaine. Conformément à une tradition plusieurs fois séculaire, il est nommée "Observateur" auprès d'une garnison, poste auquel sa noblesse et son éducation lui donnent droit, premier échelon par où doivent passer ceux qui, dans ce pays, peuvent prétendre à une brillante carrière politique.
L'unité qu'il doit rejoindre a pour mission de surveiller la mer des Syrtes, à l'extrême sud du territoire. De l'autre côté de cette mer se trouve le Farghestan, État avec lequel la République d'Orsenna est en guerre depuis la bagatelle de trois cents ans. Guerre platonique s'il en fut. Elle a débuté à grand fracas mais on l'a bientôt laissée mourir, et on ne s'est abstenu de signer la paix que par crainte de la réveiller. Les vaisseaux des deux antagonistes, ne voulant pas courir le risque de se rencontrer, évitent de franchir certaines lignes convenues. Tandis que la côte du Farghestan semble très animée (le port de Rhages est la capitale de ce pays), la région qu'à Orsenna on nomme le « rivage des Syrtes » est quasiment un désert, sablonneux ici et marécageux là. Seules s'y accrochent de loin en loin quelques grosses fermes, vivant principalement de l'élevage des moutons. Il n'est pas besoin de beaucoup de marins pour faire sentinelle au bord d'une mer éternellement vide. Aussi sont-ils, pour la plupart, loués comme bergers. L'existence est paisible à l' « Amirauté ». Outre Aldo (l'Observateur) n'y sont cantonnés que quatre officiers : un vieux capitaine et ses jeunes lieutenants. Rien ne se passe et on a l'impression que rien, jamais, ne se passera. Aldo envoie ponctuellement ses rapports, mais ils sont, bien entendu, fort brefs. Disposant de la majeure partie de son temps, il l'occupe à lire ou à chasser, à rêver ou à courir à cheval. Il aime à se retirer dans une salle souterraine où, tout au long d'après-midi immobiles qui lui paraissent couler aussi insensiblement qu'un songe, il se laisse aller à contempler les cartes de ce pays inaccessible et par-là même fabuleux : le Farghestan. Le capitaine Marino, qui l'y surprend un jour, ne lui cache pas sa réprobation. Honnête gardien d'un ordre immuable, il s'alarme de tout ce qui pourrait y porter atteinte et entend que chacun, à l'Amirauté, vive placidement, les yeux au sol, comme si le Farghestan n'existait pas. Mais il n'est pas en son pouvoir d'exiger le départ de l'Observateur, et c'est en vain qu'il le prie de se rendre à ses raisons. Peu après celui-ci décide de visiter Sagra, port depuis longtemps déserté dont les ruines sont réputées belles. Il y aperçoit un bateau qui n'est pas immatriculé. Un homme au teint curieusement mat, armé d'un fusil, en interdit l'approche. Informé, Marino consent en bougonnant à effectuer une patrouille. Les étoiles brillent, les vagues déferlent, la côte sommeille. Il estime inutile sinon malsain, de renouveler l'expérience. Du reste l'attention d'Aldo est détournée de ce qu'il a vu à Sagra par ce qu'il découvre à Maremma. Bâtie au bord d'une lagune. Maremma est la seule ville qui ait réussi, dans cette province déshéritée, à se maintenir à peu près vivante. Elle croupit, mais ne s'étiole pas tout à fait. Or voici qu'elle semble se réveiller de son engourdissement. Elle est subitement devenue à la mode et les rejetons des plus nobles familles d'Orsenna y ont afflué, rouvrant de vieux palais oubliés. Aldo y retrouve quelques-uns de ceux qu'il avait quittés pour ce qu'il croyait être un exil. Il se lie avec Vanessa Aldobrandi, héritière d'une lignée de grands seigneurs dont beaucoup furent des figures marquantes. Les soirées qu'elle donne sont très prisées, peut-être parce qu'on y parle plus librement et avec plus de gourmandise qu'ailleurs. Les sujets de conversation ne sont pourtant pas variés, fin mot qui, naguère, n'inspirait que de routinières plaisanteries revient constamment sur les lèvres. Le mot Farghestan. Impossible de démêler l'origine et la portée de ces rumeurs confuses, d'où il ressort vaguement ceci : « quelqu'un » ou « quelque chose » on ne sait, s'y serait emparé du pouvoir. D'après le petit peuple de la ville, ce bouleversement mal connu ferait peser sur Orsenna une menace directe, grave et précise.
Des prophètes improvisés haranguent, sur les places publiques, des foules complaisantes. Cependant, Vanesse invite Aldo à faire avec elle une promenade en mer. Celui-ci a l'occasion ainsi de constater que la barque clandestine appartient à la jeune femme. Sans doute parce que le trouble qu'il éprouve a des raisons plus banales, il se dispense de lui demander des explications.
Laissant l'équipage sur le navire, ils gagnent en barque l'îlot rocheux et inhabité de Vezzano. Douée d'un sens certain de la mise en scène, Vanessa a choisi cet avant-poste romantique Pour se donner à l'homme qu'elle a su séduire. A la nuit tombée, ils grimpent, malgré leur lassitude, sur la plus haute colline de l'île. De cet endroit, ils peuvent admirer un spectacle particulièrement capable de les fasciner : la lune en se levant dévoile au loin le dôme du Tängri, volcan au pied duquel s'étend la ville de Rhages L'envie de voir ce dôme de plus près s'est infiltrée dans l'âme du jeune homme. Elle sera fatale au pays entier, mais Aldo n'encourra aucun reproche, même de son Gouvernement car, la fièvre de Maremma s'étant répandue partout, il n'a fait en lui cédant qu'écrire une page d'histoire dont tous ses compatriotes, obscurément, rêvaient. Il manquait à cette nation sclérosée l'énergie nécessaire pour secouer le joug d'une routine vieillotte, démolir, à grands coups de marteau joyeux, des rouages compliqués et désuets dont le fonctionnement trop parfait et trop lent, au lieu d'être seulement un facteur d'ordre, provoquait une véritable paralysie. Dans ces conditions, il est normal que tous les regards se soient tournés vers le Farghestan. Orsenna n'osait se l'avouer, mais elle était prête à payer n'importe quel prix pour échapper à l'ennui étouffant où, de génération en génération, elle s'enlisait toujours davantage. Condamnée à respirer un air filtré, confiné et tiédi, absolument inoffensif mais absolument insipide, elle en vint à préférer, à appeler de tous ses vœux et en fin de compte à déchaîner la violence saccageuse d'un cyclone. Il n'est bien sûr pas concevable qu'un chef d'État prenne de sang-froid une décision aussi grosse de conséquences tragiques, ni qu'un peuple proclame bien haut que le seul espoir qui fasse battre son cœur est celui d'une catastrophe. Mais le jour où se présente une pente, où il suffit de ne pas l'éviter pour y glisser, il est facile de succomber, hypocritement, à la tentation. Le Farghestan est pour Orsenna ce gouffre où on s'empresse de se jeter en feignant la pondération et la prudence. Julien Gracq a su rendre tout cela très clair, mais ce qui est plus méritoire encore, il a su tisser, avec un art admirable, l'atmosphère ouatée, ambiguë et sourdement fébrile qui, souvent, est caractéristique des maladies mortelles. Elle baigne le roman entier, elle lui donne une tonalité dont on n'a pas l'habitude et dont le charme est, peut-être pour cette raison, d'autant plus puissant, une luminosité qui, comme la blancheur indécise de certaines heures hivernales, est diffuse, estompée, indéfinissable. Ce climat, qui s'accorde si bien avec cette insolite histoire de suicide collectif, laisse une subtile et tenace impression de trouble.
