Mme Bovary

C'est la première œuvre publiée par Gustave Flaubert (1821-1880), en 1856 dans la « Revue de Paris » et en 1857 en volume, et celle qui devait rester la plus célèbre et, à coup sûr, la plus populaire. Quand, en 1849. Flaubert commença à projeter d'écrire ce roman. il ne s'était encore essayé qu'à des œuvres de jeunesse ( les Mémoires d'un fou et Novembre) ; la première Éducation sentimentale, qu'il écrivit de 1843 à 1845 n'était encore que l'ébauche du grand roman qu'il ne devait publier qu'en 1869 il pensait cependant avoir achevé une œuvre, c'était la Tentation de saint Antoine : aussitôt son manuscrit terminé. Flaubert avait appelé Maxime Du Camp à Croisset et, devant Louis Bouilhet et lui, ses amis et ses critiques, il donna lecture en trois jours de son œuvre. Mais les deux amis tombèrent d'accord, la Tentation était mauvaise, impubliable. C'est alors que Bouilhet aurait dit à Flaubert : « Prends un sujet terre à terre, et astreins-toi à le traiter sur un ton naturel, presque familier, en rejetant les divagations… », puis Bouilhet aurait ajouté : « Pourquoi n'écrirais-tu pas l'histoire de Delaunay ? » Flaubert, accablé des critiques qu'on venait de lui faire, accepta la sentence et décida de faire le pensum. Il reconnut que cet exercice lui serait salutaire. C'est donc sur un fait divers qu'à partir de ce moment son imagination se met à travailler. Delaunay se nommait en fait Eugène Delamare et il était officier de santé. Sa femme, qui devait devenir Emma Bovary, s'appelait Delphine Couturier. Tous les personnages du roman ont existé : aussi bien Rodolphe Boulanger que le pharmacien Homais, et Flaubert ne doit qu'à son sens aigu de l'observation patiente et minutieuse tous les détails de son roman. Il n'entreprit pas de suite son œuvre. Son voyage en Orient avec Maxime Du Camp était déjà décidé et, de 1849 à 1851, Flaubert est loin de Croisset, en Égypte, en Palestine, en Syrie, enfin en Grèce. Mais. Pendant le voyage, au témoignage de Maxime Du Camp dans ses Souvenirs littéraires, Flaubert pense à la fois à son livre condamné et à son projet de roman. Ce serait lors de sa visite à la seconde cataracte du Nil qu'il aurait découvert le nom qu'il allait donner à son héroïne. Il est certain cependant que, plus il pensait à son sujet, plus il lui semblait ennuyeux. Il voudrait alors réaliser un autre projet, celui d'écrire un Dictionnaire des idées reçues, répertoire de la sottise humaine et des conventions bourgeoises. Ce sottisier, qui devait jouer un si grand rôle dans Bouvard et Pécuchet, est déjà utilisé déjà dans Madame Bovary et certains mots qu'il met dans la bouche de ses personnages en semblent directement issus. Flaubert revint à Rouen en mai 1851, mais ce n'est qu'en septembre de la même année qu'il se met à la tâche. L'élaboration de Madame Bovary devait durer de septembre 1851 au 30 avril 1856. Pendant près de cinq années, il ne quitte plus Croisset : il est là, rivé à sa table de travail, n'écrivant que quelques lignes par jour, les raturant, les reprenant, recomposant sans cesse son œuvre, travaillant comme un forçat au milieu des doutes, des dégoûts et des découragements. Il veut parvenir au mot juste, à l'équilibre harmonieux de la phrase. Il lit à haute voix ce qu'il a écrit, c'est ce qu'il appelle épreuve du gueuloir. Mais cet esclavage auquel il s'astreint, cette désespérante ascèse, ce n'est que sur l'exécution qu'ils portent ; car, dès le début, le plan général du roman s'était imposé à lui et il ne devait y faire que de minimes retouches. A l'histoire de Delamare qu'il respecte entièrement, il ne fait qu'ajouter, pour la ressusciter et en faire une œuvre d'art, ses propres souvenirs, l'histoire de sa liaison et de ses démêlés orageux avec Louise Colet, et ses sentiments personnels. C'est pourquoi il a pu dire : « Madame Bovary, c'est moi ! » Au vrai. Flaubert est maintenant envoûté par son sujet ; il est devenu Madame Bovary, et la Correspondance nous donne maints témoignages de cette espèce de possession dans laquelle il vécut pendant ces cinq années. Il devait dire à Taine plus tard : « Quand j'écrivais l'empoisonnement d'Emma Bovary, j'avais le goût de l'arsenic dans la bouche. Mes personnages imaginaires m'affectent, me poursuivent, ou plutôt, c'est moi qui suis en eux. » C'est là sans doute le secret de la vie étonnante du livre qui n'a pas cessé d'émouvoir et de passionner.

Le roman s'ouvre sur l'apparition d'un « nouveau » dans l'étude d'un lycée de province. Puis nous suivons la carrière modeste de ce garçon, qui s'établit comme officier de santé et se laisse marier par sa mère à une femme plus âgée que lui, qui l'aime à la passion, mais exerce à son égard une pénible tyrannie. Charles Bovary rencontre, à l'occasion d'une visite médicale, une jeune fille dont il s'éprend aussitôt.  Fille d'un riche fermier, Emma Rouault a été élevée dans un couvent parmi des jeunes filles du monde et y a reçu une belle éducation. Celle-ci a eu pour principal résultat de faire naître en elle toutes sortes de songes romanesques, dont la vie humble et rangée que lui offre son époux ne permettra pas la réalisation. Après la grosse joie du mariage paysan que Flaubert sait évoquer avec un prodigieux relief et une exactitude qui forcent l'admiration, Emma se retrouve déçue : le mariage ne lui a pas apporté ce qu'elle attendait. « Avant qu'elle se mariât, elle avait cru avoir de l'amour ; mais le bonheur qui aurait dû résulter de cet amour n'étant pas venu, il fallait qu'elle se fût trompée, songeait-elle. Et Emma cherchait à savoir ce que l'on entendait au juste dans la vie par les mots de félicité, de passion et d'ivresse, qui lui avaient paru si beau dans les livres. » Une invitation chez le marquis de Vaubyessard, le diner au château, le bal qui le suit, au cours duquel Emma danse avec un vicomte, lui font croire que ce monde enchanté, auquel elle a tant rêvé, existe. Dès lors Emma ne peut plus supporter son humble existence. On doit la soigner pour une maladie nerveuse. Charles Bovary, afin de la changer d'air et de lui donner quelque distraction, s'établit dans un bourg plus important, Yonville-l'Abbaye. Emma y arrive enceinte.

Avec le début de la deuxième partie, nous faisons connaissance avec les habitants de Yonville et en particulier avec M. Homais le pharmacien. Dès son installation à Yonville, Emma rencontre un jeune clerc de notaire, Léon Dupuis, qui a des « manières comme il faut » ; aussitôt Léon est ébloui, car « jamais, jusqu'alors, il n'avait causé pendant deux heures de suite avec une dame. » La naissance d'une petite fille vient créer une heureuse diversion dans la vie de la jeune femme ; mais, comme elle a l'imprudence de se faire raccompagner chez elle par le jeune clerc, on pense qu’elle se compromet. Insensiblement, le jeune homme en vient à faire la cour à la femme du médecin. S'il ne peut vaincre tout d'abord sa résistance, il suscite chez elle un tendre intérêt. Léon, cependant, considérant Emma comme inaccessible et las de cet amour sans espoir, quitte Yonville pour Paris la mort dans l'âme. Madame Bovary, désemparée, rencontre alors un jeune gentilhomme campagnard. Rodolphe Boulanger. Ce séducteur plein d'élégance personnifie pour Emma son rêve. Aussi le jeune homme mène à bien sa conquête avec la plus grande facilité. Devant la médiocrité incurable de Charles Bovary, Emma pense à s'enfuir avec son amant ; mais effrayé par cette perspective, Rodolphe a tôt fait de l'abandonner. Cette triste intrigue est agrémentée de très vivantes descriptions de la vie normande, comme la scène fameuse des comices (ch. VIII), et par le récit des manœuvres progressistes et anticléricales du pharmacien Homais, scientiste et athée convaincu. La lâcheté de Rodolphe est un coup terrible pour Emma : elle pense mourir de désespoir, puis lentement reprend des forces et traverse une crise de mysticisme. Une fois remise, Charles emmène sa femme à Rouen, au théâtre : elle y rencontre de nouveau Léon. Bovary, obligé de retourner à Yonville, commet l'erreur de laisser sa femme seule en ville. Le jeune clerc, qui a acquis à Paris quelque expérience, montre maintenant plus de hardiesse. Emma trouve un prétexte pour retourner à Rouen sans son mari et devient la maîtresse de Léon. Avec cette liaison, commence pour elle une ère tranquille, troublée seulement par la nécessité de trouver des prétextes pour se revoir et d'inventer des mensonges pour dissimuler leur conduite. Heureuse, Emma sent se réveiller en elle ses désirs de luxe, elle accumule les dettes pour se bien vêtir. Elle tombe entre les mains d'un marchand, Lheureux, vieil usurier qui, après avoir feint la plus extrême complaisance, exige d'être payé et lui laisse entrevoir le jugement, la saisie. Quelques jours après sa dernière entrevue avec Lheureux, Emma reçoit la signification du jugement qui a été prononcé contre elle. Il lui faut rembourser la somme, énorme pour elle, de huit mille francs dans les vingt-quatre heures. La malheureuse, affolée, va demander assistance à Léon, déjà las de sa maîtresse, puis à Rodolphe dont le refus est le coup de grâce. Emma se sent perdue, elle sait où le pharmacien cache de l'arsenic. Elle s'empare du flacon et rentre chez elle. Charles revient à la maison, bouleversé par la nouvelle de la saisie qui a eu lieu pendant son absence. Lorsque sa femme rentre, elle exige qu'on ne lui pose aucune question elle écrit une lettre qu'elle lui demande de ne lire que le lendemain, puis se met au lit après avoir absorbé le poison. Et elle meurt devant son mari effondré, qui ne sait que lui répéter : « N'étais-tu pas heureuse ? Est-ce ma faute ? J'ai fait tout ce que j'ai pu, pourtant ! » Avec la scène prodigieuse de l'enterrement, — prétexte à une nouvelle dispute entre le curé et Homais. — Charles Bovary conclut par « un grand mot, le seul qu'il ait jamais dit : — C'est la faute de la fatalité ! »

Telle est en effet la leçon qui se dégage de Madame Bovary, si toutefois on en peut tirer une leçon ; telle est la morale de l'histoire si vraie et si déprimante d'une semi-innocente qui se croit coupable, d'une malheureuse qui tombe de faute en faute, par suite de cette discordance, de cette disproportion qui existe entre l'idée qu'elle se fait de la vie et la vie elle-même. C'est de cette opposition, si admirablement analysée par Flaubert dans ses moindres détails, avec une attention et une perspicacité jamais en défaut, — car Madame Bovary est née d'une longue patience, laquelle est précisément ici le génie, — que l'auteur a tiré d'un fait divers, d'un cas non seulement un personnage bien vivant et que nous connaissons dans les moindres replis de son âme, mais un type exemplaire, qui atteint à une réalité universelle et en lequel chacun peut se reconnaître. Sans doute est-ce parce que Flaubert, sans déformer le moins du monde son sujet, lui a insufflé sa vie propre, l'a enrichi de ses propres réactions et de ses sentiments personnels à l'égard de la vie, qu'il a donné une telle portée à son personnage. Autour d'Emma Bovary, les comparses sont si impitoyablement justes, si rigoureusement observés, qu'ils donnent à ce drame toute son extraordinaire profondeur par le vide qu'ils créent autour de lui : que ce soit le pitoyable Charles Bovary, brave homme mais d'une médiocrité affligeante qui, par son aveuglement et sa maladroite sollicitude, poussé, à son insu, sa femme dans ces pitoyables aventures dont elle ne peut sortir que par le suicide, ou le pharmacien Homais qui personnifie toute une mentalité, toute une classe sociale, au demeurant parfaitement individualisé. Car ce livre n'est pas seulement un drame, c'est un extraordinaire réquisitoire contre la société bourgeoise, contre la médiocrité satisfaite de la province, contre la niaiserie des conventions, des formules toutes faites, des pensées sur mesure, réquisitoire qui tire toute sa force de ce qu'il se présente comme un exposé parfaitement objectif et strictement réaliste, et qui donc se trouve être infiniment plus efficace qu'une satire. Flaubert sait, et en cela il est supérieur aux romanciers réalistes qui devaient par la suite se réclamer de lui, suggérer la vie, en donner l'illusion, et non simplement la reproduire : certains tableaux (la noce dans la ferme du père Rouault, le bal au château, le comice agricole d'Yonville, la mort et l'enterrement d'Emma) sont de véritables œuvres d'art. Ce style si soigné, si travaillé, est parvenu à un tel point de perfection qu'on ne s'aperçoit nullement qu'il y a un style dans Madame Bovary il évoque avec tant de vivacité le réel, il adhère si parfaitement aux personnages, les passages dialogués sont d'une telle justesse et d'une telle exactitude qu'il n'est vraiment qu'un véhicule, qu'un moyen de communication directe entre les personnages et le lecteur. On ne trouve dans ce roman aucune concession aux goûts du public, aucun sacrifice aux idées à la mode, mais le sens très sûr de ce qu'il fallait apporter, en ce moment précis, au roman français pour le renouveler et le régénérer. C'est pourquoi le livre suscita tant de controverses passionnées, avant d'exercer une influence décisive sur tout le roman qu'il entraîna sur des voies nouvelles. C'est ce qui permit à Théodore de Banville d'écrire à la mort de Flaubert que de Madame Bovary et de l'Éducation sentimentale « sortit tout le roman moderne ». Mais si Madame Bovary a conservé un immense succès auprès d'un très vaste public, c'est à son caractère profond d'humanité qui, lui, est permanent et ne vieillira jamais qu'elle le doit avant tout. Ainsi d'un pensum, Flaubert a su tirer un chef-d’œuvre, il a réussi à rendre grand le banal, et à donner a un « cas », un caractère, une portée universels. Cependant la publication de Madame Bovary n'alla pas sans difficultés et il fallut une lutte de plusieurs années pour l'imposer au public. Dès l'achèvement du manuscrit (mai 1856), les déboires commencent les directeurs de la  Revue de Paris, qui l'avaient accepté, prennent peur : ils demandent des suppressions, des modifications. Maxime Du Cimp, son ami de toujours, celui qui avait condamné la Tentation et l'avait encouragé à composer Madame Bovary, lui écrit : « Tu as enfoui ton roman sous un tas de choses bien faites, mais inutiles ; on ne le voit pas assez ; il s'agit de le dégager, c'est un travail facile. Nous le ferons faire sous nos yeux par une personne exercée et habile… » A une telle lettre, Flaubert n'eut même pas le courage de répondre, il se contenta d'écrire au dos : « Gigantesque ». Enfin le roman commence à paraître ; aussitôt la revue reçoit des protestations de ses lecteurs, les directeurs prennent peur et coupent une scène, Flaubert est alors contraint de publier une note, demandant qu'on ne voie dans ce qui est publié par la revue que des fragments et non un ensemble. Mais la prudence des directeurs ne suffit pas, les pouvoirs publics s'en mêlent et les poursuites judiciaires commencent. Le 24 janvier 1857, Flaubert passe en correctionnelle, sous l'inculpation d'outrage à la morale publique et religieuse, et d'outrage aux bonnes mœurs. Ce procès est demeuré célèbre dans l'histoire des lettres. Le réquisitoire du substitut Pinard est un curieux monument d'hypocrisie et de mauvaise foi. L'avocat de Flaubert, Sénard, n'eut pas de peine à redresser les mensonges de l'accusation. Flaubert fut acquitté, mais on le proclama coupable de ne pas « s'être suffisamment rendu compte qu'il y a des limites que la littérature, même la plus légère (sic), ne doit pas dépasser ». Ce procès valut à Madame Bovary un succès de scandale : ce n'est pas un tel succès qu'avait désiré l'auteur ; il se retira brisé, dégoûté, résolu à ne plus donner une ligne à imprimer. L'éditeur Michel Lévy, qui avait déjà proposé de publier l'œuvre en volume et que Flaubert avait d'abord éconduit, revint à la charge ; l'auteur céda enfin, pour voir au moins son œuvre éditée dans son intégrité. On était alors en pleine réaction réaliste, mais les réalistes reniaient Flaubert, car Madame Bovary n'avait « ni émotion, ni sentiment, ni vie ». Quant aux traditionalistes, ils ne pouvaient admettre une telle œuvre qui se place en dehors de toute tradition. Seul, parmi les critiques, Sainte-Beuve loue le livre qu'il mésestime cependant, en le rapprochant des comédies de Dumas fils, mais au moins il se rend compte qu'une telle œuvre vient à son heure. Exaspéré de se voir comparé à Dumas fils et à Balzac. Flaubert décide de « tâcher de leur tripleficeler quelque chose de rutilant et de gueulard où le rapprochement ne sera pas facile». Ce quelque chose sera Salammbô. Enfin, Barbey d'Aurevilly et Baudelaire se prononcent et rendent hommage à l'incontestable originalité de l'œuvre et au grand écrivain. Après cette contradictoire campagne de presse, vinrent les propositions d'adaptation scénique de Madame Bovary : Flaubert les refusa toutes, mais il ne put empêcher les auteurs de revues de faire paraître Emma Bovary sur les scènes des Variétés et du Palais-Royal. Enfin, l'année qui suivit la parution de l'œuvre. Feydeau publia Fanny, un roman qui devait beaucoup à Flaubert et que les contemporains estimèrent bien supérieur à Madame Bovary. Ajoutons que Fanny est oublié de nos jours et qu'il ne viendrait à l'idée de personne de comparer ces deux livres. Mais l'œuvre de Feydeau était au moins un signe, celui de l'influence que devait exercer Madame Bovary sur l'évolution du roman français.

bdp
16-Sep-2024
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