SANCTUAIRE.
Roman de l'écrivain nord-américain William Faulkner (1897-1962), publié à New York le 9 février 1931. Sanctuaire a une histoire et, comme toutes les histoires concernant l'œuvre de Faulkner, elle a fait presque autant de bruit que l'œuvre elle-même, qui fut le premier de ses romans à connaître quelque succès. Six tirages se succédèrent en 1931 et, pour la seconde édition, en 1932, Faulkner écrivit une introduction, restée célèbre parce qu'on y lit : « Ce livre fut écrit en trois ans. Pour moi, c'est une idée sans valeur, parce que je l'ai délibérément conçue pour faire de l'argent. » Nous sommes au printemps de 1929 : Faulkner, six mois plus tôt, a achevé le Bruit et la Fureur. Mais Sartoris, son roman précédent, qu'il a dû laisser amputer d'un quart, est un échec : on l'en avait prévenu. Faulkner désespère de son métier. Puis, « je commençai à penser à écrire pour de l'argent. Je décidai qu'après tout je pourrais bien m'y mettre, moi aussi. Je m'accordai quelque temps, et spéculai sur ce qui pourrait bien être « à la mode » pour un Mississippien : je choisis la réponse que je croyais bonne, inventai le conte le plus horrible que je pouvais imaginer, l'écrivis en trois semaines et l'envoyai à Smith, l'éditeur du Bruit et la Fureur, qui refusa. » En conséquence, semble-t-il, Faulkner oublia Sanctuaire et, pendant son travail nocturne à l'usine de production électrique d'Oxford (Mississippi) il écrivit Tandis que j'agonise. Puis Faulkner reçut les épreuves de Sanctuaire : l'éditeur, apparemment, avait changé d'avis. « Alors je vis que c'était si mauvais qu'il n'y avait que deux choses à faire : le déchirer, ou recommencer. Il choisit de recommencer (à ses frais), afin d'en tirer quelque chose qui ne fît pas trop honte au Bruit et la Fureur et à Tandis que j'agonise. » Et il ajoute : « Je crois m'en être bien sorti et j'espère que vous l'achèterez et en parlerez à vos amis et qu'ils l'achèteront eux aussi. » Ainsi se termine l'introduction de 1932. Elle est, on le voit, essentielle à la compréhension d'une œuvre qui n'a plus rien, dans sa forme définitive, de « l'idée sans valeur » dont parle l'auteur. Un critique américain a justement intitulé son étude de Sanctuaire « la découverte du mal ». On peut, en effet, estimer que Faulkner s'est servi de cette anecdote inventée de toutes pièces et à des fins surtout sensationnelles (le viol d'une collégienne par un avorton impuissant et pervers) pour procéder à une véritable exploration en profondeur du problème du mal que, jusqu'alors, il avait surtout perçu dans ses manifestations psychologiques : Donald, dans Monnaie de singe, Bayard, dans Sartoris, et Quentin, dans le Bruit et la Fureur étaient tous trois, à des degrés divers, des consciences malades du temps. Tous trois mouraient, différemment, certes, mais dans un même rapport avec le temps : c'était un hiatus, où se révélait l'impossibilité radicale de trouver dans le temps une possibilité de survivre à un traumatisme psychique d'origine affective. Le cas, trop clinique, de Donald est un peu à part ; mais Bayard et Quentin se fuient eux-mêmes en tentant d'échapper au temps. Leur mort est donc, si l'on veut bien jouer sur le mot, « Psychologique ». Le sujet de Sanctuaire est bien différent, qui s'impose d'emblée, sans préambule, dans l'extraordinaire « ouverture » du roman : Popeye est là, « sans menton du tout », comme l'éternel voyeur, tapi, attend qu'un homme se penche sur la source pour boire : il pré-existe à la scène, il a toujours été là. L'homme, c'est Horace Benbow, le pitoyable « justicier » qui, du fait de son passage dans la maison du Vieux Français quelques jours avant qu'y échouent Temple Drake et Gowan Stevens, va s'intéresser à l'affaire et plaider — malheureusement — la cause de Lee Goodwin, le distillateur clandestin accusé du meurtre de Tommy et du viol de Temple. Cette scène initiale est célèbre à juste titre ; pourtant, elle n'a pas été conçue pour Sanctuaire. Une comparaison attentive avec la fin de Monnaie de singe (la scène où Gilligan s'égare dans la forêt après le départ de Margaret) et le début de la dernière section de la deuxième partie de Sartoris montre clairement, jusque dans le vocabulaire, que la figure-clé de la création faulknérienne est la croissance. Il est remarquable que ces trois scènes, chacune à deux ans d'intervalle, associent la source, symbole de pureté lustrale, et l'alcool clandestin, signe de l'artifice « civilisé » : dans l'ouverture de Sanctuaire il n'y a pas matériellement d’alcool ; mais Popeye, qui ne peut pas boire, associe automatiquement la présence d'un homme près de la source à celle de l’alcool ; et, en un geste qui signifie d'emblée l'abolissement des valeurs naturelles, il crache dans la source. C'est le signe que, comme dans Macbeth, les valeurs vont être inversées. La nature est doublement violée par l'homme, puisque l'alcool qui est supposé s'y consommer est illicite. Plus tard, Ruby Lamar, la compagne de Lee Goodwin, incriminera l'alcool, responsable à ses yeux de tous les maux qui s’enchaînent ; la vision, pour être superficielle, n'est pas fausse. L'exploration du mal commence donc de façon visuelle et même visionnaire ; par le symbolisme de la première scène, le titre se charge aussitôt d'ironie. Or cette scène, dans la première version du livre, ne figurait qu'à, la fin du second chapitre ; l'ouverture, tout aussi visuelle mais infiniment moins significative, était consacrée au meurtrier noir chantant des spirituals à la fenêtre de la prison où Goodwin vient d'être enfermé (c'est le début du chapitre XVI dans la version publiée). On voit ainsi dans quel sens, et avec quel succès, Faulkner a travaillé pour remanier son roman de façon que ses prédécesseurs n'en rougissent pas. Chaque œuvre, dans l'histoire de la création de Faulkner, est une étape sans retour sur le chemin d'une croissance organique. Sanctuaire, à cet égard, est bien plus qu'une œuvre sauvée de la médiocrité. C'est une œuvre décisive et sans retour, car on y voit l'auteur (non pas en philosophe, certes, mais — à l'image de la première scène — en visionnaire symboliste) se plonger totalement dans une élucidation de la réalité sur le mode éthique. Plus encore que le Bruit et la Fureur, cet extraordinaire corps à corps avec lui-même, Sanctuaire est l'adieu de l'auteur à sa phase première (celle des poèmes et des premiers romans) où dominait la tentation esthétique. Sans Sanctuaire, il n'y aurait pas eu Lumière d'août, qui est le chef-d’œuvre de la méditation éthique de Faulkner, comme le Bruit et la Fureur est le chef-d’œuvre de son analyse psychologique. Et Faulkner ne cessera pas de chercher : Absalon ! Absalon ! le mènera plus loin encore dans son étude passionnée des rapports de la conscience et du temps, et dans Descends, Moise l'ampleur encore inégalée du champ traité consacrera le triomphe d'une aventure de quinze ans, dont la technique aura toujours été l'outil, jamais la fin. Si l'on pense que Pylône précède Absalon, comme les Palmiers sauvages et le Hameau précèdent Descends, Moise, on aura une idée de la figure que fait la création de Faulkner : c'est une série de pics dans une chaîne. En retravaillant Sanctuaire, Faulkner a évité le pire : un irrémédiable creux dans la ligne des sommets. Mieux : c'est en en faisant une œuvre artistique autonome et profondément signifiante qu'il a rouvert les portes qui semblaient, faute du succès minimum dont a besoin tout écrivain, devoir se fermer sur lui. Requiem pour une nonne, où, pourtant réapparaissent certains des personnages de Sanctuaire est, en conséquence, une œuvre différente, non une suite de Sanctuaire.
Voilà l'importance de ce roman, noir poème du mal mais aussi œuvre rigoureusement structurée selon une alternance symbolique qu'on peut schématiser en opposant les hors-la-loi aux hommes de loi (l'ironie vient du fait que les meilleurs ne sont pas où l'on pense), centrée sur trois lieux (la maison des clandestins dans la nature, la petite ville où s'exerce la force de la « morale » communautaire, et le bordel de Miss Reba à Memphis), et culminant en une scène (la grotte, au chapitre xxv) qui est une véritable orgie sacrilège, évocation si audacieuse du renversement des valeurs qu'elle ne peut manquer d'apparaître, en écho à la séquence de chapitres (V à XIV) où se noue secrètement l'action qui culmine dans le viol escamoté de Temple, comme une invocation à l'esprit du mal, aux fins d'exorcisme par la terreur. Au terme de cette saison dans l'enfer de l'avilissement que d'aucuns verront contemporain, l'ironie seule a la parole; Rommy, le simple d'esprit, est mort en tentant de préserver la virginité d'une fausse innocente promise à une prompte et belle carrière de garce; Lee Goodwin, « le vrai homme », meurt dans des circonstances atroces pour expier aux yeux des vertueux un double crime (meurtre et viol) qu'il n'a pas commis; et Popeye, impassible, incarnation dérisoire mais absolue du mal « mécanique », meurt aussi, mais pendu pour un crime dont il est parfaitement « innocent ». Dans l'échec absolu de la justice, résultat cumulatif d'une série d'échecs relatifs, et non dans la révélation, si terrible soit-elle, des œuvres du mal présentées comme immanentes à l'existence, réside le désespoir, qu'augmente encore l'état dernier des survivants : lugubre est le retour d'Horace chez sa femme Belle, lugubre est le finale, où Temple et son père le Juge errent comme des ombres. Mais le lieu du mal dans Sanctuaire n'est pas le temps : c'est la chair, associée constamment, par les symboles et explicitement, à l'inévitable prolifération du printemps (l'action se passe pendant son accomplissement), « le vieux ferment, le malaise tapi dans la promesse piégée de la verdure ». Narcissa (sœur d'Horace) la vertueuse, sereine et bovine, est, dans l'activité, aussi responsable du désastre final des valeurs que Temple Drake l'est dans la passivité d'une évolution tout entière placée sous le signe atrocement ironique de l'innocence. Le mal fonctionne, implacablement, selon un « schéma logique » ; une fois là (comme Popeye au début), rien ne peut empêcher sa carrière : pas même l'abjecte démission de Gowan Stevens, l'odieuse duplicité du sénateur Snopes ou la lamentable naïveté de Benbow — témoins impuissants à attaquer le tout-puissant développement, la sereine autonomie du Mal. Sanctuaire est une inoubliable messe noire. Comme on lui demandait si son titre était bien pertinent, Faulkner fit cette réponse admirable : « Pourquoi ? Ne trouvez-vous pas qu'il convient ? »
