La route du tabac
Roman de l'écrivain nord-américain Erskine Caldwell (1903-1987), publié en 1932. L'ouvrage a pour cadre géographique la partie ouest de la vallée de la Savannah, dans l'État de Géorgie. Épuisées par la monoculture du tabac puis du coton, les terres de cette région ont été peu à peu abandonnées par les riches propriétaires. Livrés à eux-mêmes, les anciens métayers et les petits fermiers ne peuvent faire face aux frais d'exploitation et pressés par les dettes et la faim, doivent bientôt aller chercher du travail dans les villes. Certains, pourtant, victimes de leur amour de la terre, s'obstinent à rester et connaissent la plus abjecte déchéance. Tel est le cas du héros de la Route au tabac, Jeeter Lester.
« Chaque année, à la même époque, il faisait un nouvel effort pour défricher le terrain et trouver un moyen d'acheter à crédit aux marchands de Fuller de la graine de coton et du guano. Ses efforts s'étaient toujours heurtés au refus net de lui laisser acheter pour dix sous de crédit
Depuis six ou sept ans il en était ainsi. » Cette privation est la seule à laquelle Jeeter soit vraiment sensible. A la terre, il a tout sacrifié, même ses enfants. Ada, son épouse, lui en avait donné dix-sept. Cinq sont morts, presque tous les autres ont fui leurs parents et la misère. Les Lester n'ont donc plus auprès d'eux qu'une fille de dix-huit ans, Ellie May, que défigure un monstrueux bec de lièvre, et un garçon de seize ans, Dude. L'an passé, une autre fille, Pearl, qui n'avait que douze ans, a été mariée à un voisin, Lov. Pour obtenir Pearl, Lov a donné à Jeeter « des couvertures et près d'un gallon d'huile de machine, sans compter sa propre paye d'une semaine, c'est-à-dire sept dollars ». « Les hommes, par ici, à Fuller, déclare Jeeter, y n'songent qu'à se marier avec des gamines de onze à douze ans, comme Pearl. Ada venait juste d'avoir douze ans quand on s'est marié. » Dans la cabane vit aussi la vieille grand-mère Lester, dont personne ne se préoccupe et que la faim rend à demi folle. Aucun des Lester ne sait lire. Comme tous les « pauvres blancs » des romans de Caldwell, ils sont non seulement terriblement démunis, mais abrutis, dépravés, dégénérés. Le père est frappé d'aboulie. « Pour tout ce qu'il voulait faire, Jeeter faisait toujours dans sa tête des plans très détaillés, mais, pour une raison ou une autre, il n'accomplissait jamais rien. Les jours passaient, et il était beaucoup plus facile d'attendre au lendemain. Le lendemain venu, il repoussait invariablement les choses jusqu'au moment plus propice. Il avait employé cette méthode aisée pendant presque toute sa vie. » A sa fille, dont il doit depuis des années faire recoudre le bec de lièvre, il finit par déclarer : « C'est Dieu qui t'a créée comme ça, et c'est comme ça qu'Il voulait que tu sois. Des fois, je me demande si ça ne serait pas un péché de prétendre y changer quelque chose, parce que ça serait refaire ce qu'Il a déjà fait lui-même. » Son épouse, Ada, que dévore la pellagre, ne songe qu'à se procurer du tabac pour apaiser sa faim et une robe neuve pour le jour de sa mort. Ellie May, qui a été traumatisée par sa disgrâce physique et mène auprès des siens une vie quasi animale, est enfiévrée par des désirs lubriques; Dude enfin, son frère, a l'âge mental d'un enfant de douze ans. - Au début du roman, Lov, le mari de Pearl, rentre chez lui avec un gros sac de navets. Pour atteindre sa maison, il doit passer devant la cabane de sa belle-famille qui, au grand complet, surveille sa progression sur la « route au tabac ». Lov sait que les Lester, affamés, vont essayer de s'emparer des navets, mais il a renoncé à faire un détour â travers champs car il veut se plaindre de la conduite de sa femme : Pearl, après plusieurs mois de mariage, refuse d'adresser la parole à son époux et de partager son lit. Cependant, Ellie May parvient à aguicher Lov et, profitant de la distraction de son gendre. Jeeter s'enfuit dans les bois avec le sac de navets. Peu après, les Lester reçoivent la visite d'une voisine, Bessie Rice. Après avoir mené une « vie de péché », celle-ci a été tirée des griffes du démon et épousée par un prédicateur ambulant. Veuve, «sœur » Bessie poursuit l'œuvre de son mari. L'évangéliste, qui est analphabète, n'appartient à aucune secte connue mais a sa propre religion : « Elle n'a pas de nom officiel. Le plus souvent je l'appelle simplement Sainte. Je suis la seule à en faire partie pour le moment.» Sœur Bessie a décidé d'épouser le jeune Dude, qui a près de vingt-cinq ans de moins qu'elle. Bien qu'il soit quelque peu effrayé par l'absence de nez qui singularise le visage de l'évangéliste (« lorsqu'il lui regardait le nez, il avait l'impression de regarder dans l'ouverture d'un fusil à deux coups »), l'adolescent l'accepte cependant pour épouse : Bessie lui a en effet promis de consacrer ses économies à l'achat d'une automobile. Sœur Bessie veut faire de son jeune mari un évangéliste et parcourir avec lui le pays. Tous deux se rendent donc à la ville, où ils se marient et achètent une Ford neuve - véhicule qui, entre les mains inexpérimentées de Dude, deviendra en moins d'une semaine une lamentable épave, bosselée et asthmatique. Pour sa première promenade, le ménage renverse une charrette conduite par un noir, mais ne s'arrête même pas auprès de la victime (« Les nègres ça trouve toujours le moyen de se faire tuer. On n'peut rien y faire »). Jeeter, Dude et Bessie se rendent ensuite à Augusta pour vendre une charge de bois. Ils ne parviennent pas à écouler leur marchandise et, surpris par la nuit, vont coucher dans un hôtel borgne où sœur Bessie avouera le lendemain n'avoir guère pris de repos : «M'est avis que l'hôtel était presque au complet, cette nuit, dit-elle. De temps en temps, quelqu'un venait me chercher pour m'emmener dans une autre chambre. Dans toutes les chambres où je suis allée il y avait quelqu'un qui dormait dans le lit. On aurait dit que personne ne savait où était mon lit. Ils passaient leur temps à me dire d'aller dormir dans un autre. Je n'ai point pu dormir sauf une heure, sur le matin. Pour sûr qu'il y en a des hommes qui descendent dans cet hôtel. » Peu après, une querelle éclate entre Bessie et ses beaux-parents, et le ménage doit quitter la cabane des Lester. Dans sa précipitation. Dude écrase sa grand-mère avec la Ford, événement qui ne trouble d'ailleurs guère la famille. Quelques instants plus tard, Lov vient annoncer à Jeeter que Pearl, qu'il avait tenté d'attacher à son lit, s'est enfuie à la ville. Le soir, Jeeter, en remplacement, envoie Ellie May à la maison de Lov. Cependant, le vieil homme, par un ultime espoir de semailles, s'est décidé à brûler les broussailles qui couvrent ses champs. Mais, dans la nuit, le feu prend une ampleur imprévue et dévore la cabane et ses occupants. Au matin, après avoir enseveli les restes de ses parents, Dude déclare : « M'est avis que je vais emprunter une mule quelque part et de la graine et du guano, et que je vais me faire pousser une récolte de coton
J'ai comme une idée que l'année sera bonne pour le coton. Des fois, j'pourrai peut-être faire une balle par arpent, comme papa parlait toujours de le faire. » - C'est avec la Route au tabac, son troisième roman, que Caldwell fut révélé au grand public américain. Le livre eut des millions de lecteurs et la pièce qui en fut tirée tint l'affiche à Broadway durant plusieurs années. Indépendamment de ce succès, on peut considérer l'ouvrage comme l'un des deux ou trois meilleurs romans de l'auteur - avec les Voies du Seigneur et, peut-être, le célèbre Petit arpent du Bon Dieu. C'est ici que, pour la première fois, les héros caldwelliens apparaissent dans ce complet dénuement qui les place aux frontières de l'animal et de l'humain. « Loin d'être accablés par le sentiment d'une fatalité ou d'une culpabilité, ils paraissent aussi dénués de préoccupations morales qu'ils le sont de ressources matérielles. Dénuement total, en vérité, que suppose cette amoralité des héros de Caldwell : on n'ose dire d'eux qu'ils sont cruels, cyniques, ou vicieux. Libérés par leur pauvreté et leur souffrance de toutes les conventions humanistes et chrétiennes, de toute arrière-pensée morale ou philosophique, ils s'imposent d'abord à nous par leur nudité païenne, leur condition primitive. » (John Brown.) C'est par son « innocence » défiant tout jugement éthique que nous fascine en effet cette œuvre cruelle et comique. Sociologue, Caldwell prétend certes dénoncer la situation des « petits blancs » du Sud, mais, en même temps, il éprouve à leur égard une transparente sympathie : d'où la qualité très particulière de son humour, comme la vie et le relief étonnants de ses personnages.

16-Sep-2024
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