La recherche de l'absolu

Ce roman d'Honoré de BALZAC (1799-1850) fut écrit de juin à septembre 1834, il fut dédié à Madame Joséphine Delanoy, née Doumerc ; dans le cadre de la Comédie humaine, il fait partie des « Études philosophiques ». C'est en effet un problème philosophique, ou plutôt un problème moral, que Balzac soumet ici à l'attention de son lecteur : celui du génie pris entre ses recherches scientifiques et la ruine de sa famille, celui des droits de l'individu supérieurement doué au sein de la société.

 La scène se passe à Douai. La maison Claës, la plus vénérable, la plus authentiquement flamande de la ville, abrite une des familles les plus célèbres des Flandres et qui s'est illustrée dans la conquête de l'indépendance de son pays. Balthazar Claës, qui travailla dans le laboratoire de Lavoisier pendant sa jeunesse, a épousé en 1795 Joséphine de Temninck, jeune fille laide mais dont les qualités d'âme et de cœur l'ont séduit. Ils ont eu quatre enfants : Marguerite, Gabriel, Félicie et Jean. Le bonheur de la famille est complet jusqu'au jour où un mathématicien polonais, devenu soldat pour gagner sa vie, de passage à Douai, a une conversation décisive avec Balthazar, qu'il met au courant de ses précédentes recherches chimiques : il expose à Claës le point précis où il en est arrivé dans sa tentative de décomposer les corps simples afin de découvrir le principe, selon lui, unique de la matière. Après le départ de l'officier polonais, Claës sent se lever en lui une nouvelle vocation ; ses études de chimie devraient lui permettre de reprendre les travaux du savant au point où il les a laissés et de les conduire à leur résultat, final. Une véritable fièvre s'empare alors du bourgeois flamand ; il passe des commandes fort coûteuses à un établissement qui vend des produits chimiques, se construit un laboratoire et s'y enferme avec son valet de chambre, Lemulquinier, qui, sans bien la comprendre, participe à la passion dévorante de son maitre. Sa femme, ses enfants ne le voient presque plus. Le notaire de la maison, parent des Claës, informe Joséphine des dettes que commence à contracter son mari. La malheureuse femme ne réagit pas tout d'abord solitaire maintenant, elle souffre en silence de se voir préférée la science ; afin de mieux connaître sa rivale, elle, dont l'éducation fut très rudimentaire, se met à lire avec application des travaux scientifiques. C'est par là qu'elle reconquiert son mari, qui la tenait à l'écart de ses expériences qu'il jugeait incompréhensibles pour elle. Il lui expose alors le but de ses recherches : il veut décomposer l'azote non seulement ses travaux lui procureront la gloire, mais ils feront la richesse de sa famille, car il pourra alors créer des diamants artificiels. La pauvre Joséphine est atterrée le fourneau du laboratoire est un gouffre où elle craint de voir s'engloutir non sa propre fortune qu'elle sacrifierait bien volontiers, mais celle de ses enfants qu'elle a le devoir de préserver. Son mari, devant ses sages observations, lui promet de cesser ses recherches. II tient parole pendant quelques mois, mais sa passion le reprend bien vite ; et un jour, Joséphine voit de nouveau s'élever une fumée de la cheminée du laboratoire. Prise entre son amour pour son mari et ses devoirs envers ses enfants, Joséphine mène alors une vie épuisante, une lutte désespérée. Non seulement son mari se néglige, devient, avant l'âge, un vieillard et se désintéresse complètement de sa femme et de ses enfants, mais ses revenus ne suffisent pas à payer ses folles dépenses en instruments et en produits chimiques. Sa femme passe son temps à boucher les brèches que cet inconscient ne manque pas de faire au patrimoine familial bientôt, ce sont les œuvres d'art accumulées par des siècles de bonne bourgeoisie flamande qu'il faut vendre, il faut hypothéquer les maisons, les terres, qui appartiennent à la famille depuis des générations. Balthazar, lorsque sa femme le rappelle à l'ordre, passe de la colère à la supplication, il demande des délais que, naturellement, il ne peut respecter, pour en finir avec ses expériences, toujours il est sur le Point d'arriver à la découverte qu'il poursuit depuis des années. Madame Claës est aidée dans sa lutte par Pierquin, le notaire, homme loyal mais intéressé et qui, par ambition, voudrait épouser Marguerite, la fille aînée des Claës, et par l'abbé de Scats, son confesseur. Celui-ci a un neveu, Emmanuel, tout dévoué à la famille. Entre lui et Marguerite, s'ébauche une très tendre et très chaste idylle. Madame Claës, brisée par sa lutte et comprenant à quel point elle est inutile, meurt, tuée par la folie de son mari, qui ne se dérange même pas de son laboratoire quand on lui apprend que sa femme est à l'agonie. Incapable d'empêcher la ruine de sa maison, Madame Claës a réussi à mettre une certaine somme de côté et elle remet à Marguerite, à qui incombe désormais l'administration du ménage, une lettre qu'elle ne devra ouvrir que dans la plus grande détresse ; cette lettre lui indique le dépôt secret. Balthazar a reçu un tel choc de la mort de cette femme qu'il n'a pas cessé d'aimer, ses remords sont si vifs qu'il s'abstient pendant quelques mois de retourner à son laboratoire. Son inaction le fait cependant reprendre ses travaux, ses enfants n'étant pas une suffisante barrière pour l'empêcher de dilapider ce qui lui reste. Marguerite, prise entre l'amour paternel et la nécessité absolue d'assurer l'avenir de ses frères et sœurs, tente de s'interposer. La situation devient telle qu'elle ouvre la lettre de sa mère et trouve ainsi le moyen de Payer les dettes les plus criantes. Elle conserve encore une certaine somme ; avec l'aide d'Emmanuel de Solis, elle s'apprête à la dissimuler, lorsque son père survient. Au cours d'une scène, Il tente de s'approprier cet argent : Marguerite reste inébranlable ; mais surprenant son père sur le point de se suicider, elle la lui remet, sous la promesse que si cette somme est dilapidée sans résultat, il lui obéira en tout. Naturellement, les nouvelles expériences n'ont pas plus de succès. Aidée de ses amis et de son oncle. Marguerite procure à son père une recette en Bretagne, où il pourra se refaire financièrement, tandis que de petits travaux, auxquels il a bien fallu se résigner, assureront aux enfants tout juste de quoi vivre. Au bout de quatre ans, Balthazar revient au foyer, toutes ses économies ont disparu dans les expériences qu'il a faites avec l'aide de son âme damnée, Lemulquinier. Une grande fête de famille réunit trois nouveaux couples : Marguerite qui a enfin épousé Emmanuel, sa sœur Félicie, mariée au notaire Pierquin Gabriel, son frère, qui, grâce aux privations de ses sœurs, est devenu ingénieur et a épousé une de ses cousines. Marguerite et son mari sont obligés de faire un long séjour en Espagne. Une lettre de Félicie les rappelle. Son père s'est enfermé dans la maison de famille, dont il interdit l'accès à ses enfants il a de nouveau fait des dettes considérables. Lorsque Marguerite retrouve Balthazar, ce n'est plus qu'une ombre qui se fait huer par les enfants dans la rue. Il meurt à la suite d'un incident pénible au milieu de son agonie, il a un geste de désespoir, il se redresse et crie : « Euréka », puis il retombe sous le poids de ce secret qu'il emporte dans la tombe.

La grande force de ce roman tient avant tout dans l'évocation minutieuse du cadre et de la vie d'une grande famille bourgeoise des Flandres et dans l'analyse précise, lente, pleine de subtilité, de la psychologie des personnages au cours de cette crise qui ne pourrait se terminer que par la ruine et la mort, si la prévoyance de Madame Claës, le courage de sa fille ne permettaient ses renaissances successives de la maison Claës. Le personnage de Balthazar est d'une très grande importance, non seulement en soi, mais parce qu'il est l'incarnation même, pour Balzac, du génie. Réincarnation de Bernard Palissy, brûlant son mobilier pour faire ses découvertes, Claës est à tel point envoûté par son génie qu'il devient irresponsable, inconscient. Le génie, pour Balzac, est bien cette dépossession absolue de l'individu par lui-même, ce dévouement jusqu'à la mort à une idée c'est pour lui quelque chose de comparable à l'expérience mystique. Et par là, le personnage de Claës n'est pas sans avoir certains traits autobiographiques et même prophétiques Balzac lui aussi se consacrera exclusivement à son idée, et dans les dernières années ne vivra qu'avec elle et pour elle ; comme Claës il sera ruiné (ou plutôt il ne gagnera jamais d'argent), comme lui il mourra à la tâche. Claës se présente incontestablement, dans son œuvre, comme un modèle, un modèle redoutable certes, mais pour lequel il ne dissimule pas son admiration ; si Balzac ne s'est marié qu'à la fin de sa vie, s'il a renoncé à fonder un foyer, c'est justement pour éviter d'être gêné dans la réalisation de son œuvre comme son héros. La figure de Joséphine Van Claës est fort émouvante et sa lutte est admirablement décrite de bout en bout. Par contre, il y a quelque mièvrerie et quelque longueur dans l'évocation des amours de Marguerite et d'Emmanuel. Bien qu'on puisse se poser la question de la vraisemblance du sujet, — est-il possible que toutes les ressources d'une famille flamande fort riche aient pu être englouties totalement pour des expériences de physique, en 1815-1825 ?, — la Recherche de l'Absolu est un des romans les plus passionnants, les plus attachants de Balzac. Sans doute, elle ne fait pas partie intégrante de ce vaste tableau de la société qu'est avant tout la Comédie humaine, mais à travers une histoire, menée sans défaillance aucune, elle a le mérite de nous révéler quelques-unes des idées maîtresses, si singulières de son auteur.

bdp
21-Avr-2024
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