Symbolisme

Du symbolisme au Modernisme


Les mouvements littéraires européens du XIXe et du début du XXe siècle prennent racine dans la poésie symboliste française. La forme poétique est la plus apte à développer cette réaction contre le réalisme pourtant solidement établi dans le roman et le théâtre, dont l'esthétique fondée sur la crédibilité tendait à rendre conventionnelle toute création littéraire. Les symbolistes affirment, eux, leur foi dans la valeur absolue de l'art et leur mépris pour le matérialisme et l'utilitarisme. Ils étendent ce mépris à la société en général, qu'ils considèrent comme bourgeoise, en manifestant une attitude délibérément distante et scandaleuse à son égard.
Ce culte symboliste de l'art diffère de l'idéalisme des écrivains romantiques, dont certains, tels Victor Hugo, sont encore vivants à l'époque. Les symbolistes ne se soucient, en effet, ni de la société, ni de l'humanité. Ils rejettent l'ancienne association de l'art avec les valeurs religieuses et morales devenues synonymes de respectabilité et de progrès. «L'art pour l'art» devient le mot d'ordre de poètes comme Théophile Gautier (1811-1872), maître de l'école parnassienne. La musique apparaît comme la forme artistique supérieure, dans la mesure où elle ne se contente pas de refléter la réalité banale, mais la transcende.
Baudelaire
Le symbolisme européen trouve ses maîtres en Charles Baudelaire (1821-1867) et en Stéphane Mallarmé (1842-1898). Baudelaire passe pour le père du passage au modernisme, l'archétype du poète moderne. Sa poésie a l'ambition de faire découvrir le lien caché entre le réel et le spirituel. Elle cherche à décrire ou à traduire les correspondances existant entre des formes sensibles qui ne sont elles-mêmes que des symboles d'une réalité supérieure. Le poète devient le lieu d'un drame où s'exprime l'opposition entre son idéal et son «spleen», entre la beauté et la cruauté, la générosité et le vice, le divin et le charnel. De ce conflit naissent les Fleurs du Mal (1857), recueil de poèmes où s'ordonne la grande architecture des aspirations et des tensions baudelairiennes.

Mallarmé, Rimbaud et Verlaine.

Les œuvres de Stéphane Mallarmé marquent une étape supplémentaire dans le développement du modernisme. Elles montrent une préoccupation purement intellectuelle pour les mots et se caractérisent par un certain hermétisme qui sera la marque de tout un courant de l'art moderne. Mallarmé rêve d'une idéalité pure de la phrase, d'une essence des choses qui ne peut être saisie par le lecteur que s'il renonce à lire les mots comme des descriptions de choses et de situations réelles. Ce style dépasse le simple lyrisme, capable seulement d'exprimer le moi. Selon Mallarmé, il revient au langage la tâche de fonder à nouveau le pouvoir créateur de la poésie.
Cette élimination du moi lyrique, et plus généralement de l'auteur dont la présence guidait jusqu'alors le lecteur, est devenue depuis lors une caractéristique des styles modernes d'écriture. Elle autorise l'expérimentation de méthodes d'organisation du texte radicalement différentes. Les poèmes et la prose poétique d'Arthur Rimbaud (1854-1891) sont un exemple de cet agencement moderne des mots et des images poétiques hors de toute implication subjective consciente. Cette attitude conduira ce dernier à se désengager, à vingt ans, d'une poésie devenue impossible. Son influence est énorme sur son ami Paul Verlaine (1844-1896). Celui-ci n'exclut toutefois pas de son œuvre une certaine forme de lyrisme. Les vers de Verlaine, dont la valeur réside moins dans leur sens que dans leur musicalité suggestive, composent une alliance subtile entre ses sensations et ses sentiments.

Paris, capitale des arts.

A l'aube du nouveau siècle, le symbolisme s'épanouit dans plusieurs pays, en Russie avec Alexandre Blok (1880-1921), en Italie avec Filippo Marinetti (1876-1944), initiateur du futurisme, et en Allemagne avec Stefan George (1868-1933).
Paris fait figure, à cette époque, de capitale des arts en Europe. Les artistes accourent du monde entier, attirés par la fièvre intellectuelle, les possibilités d'expression nouvelles et le refus des conventions qui y règnent. Jeunes talents et mouvements artistiques s'y rencontrent : l'écrivain Jean Cocteau (1889-1963), le chorégraphe Serge de Diaghilev (1872-1929) et le compositeur Igor Stravinski (1882-1871) y travaillent de concert. Issu du symbolisme, proche des cubistes et des surréalistes, le poète Guillaume Apollinaire (18801918) renouvelle le genre de la poésie avant que le dadaïsme et le surréalisme n'explorent les voies de l'absurde et de l'irrationnel.
Mais le symbolisme se développe également en Belgique, avec la poésie d'Émile Verhaeren (1855-1916) et le théâtre de Maurice Maeterlinck (1862-1949).

La diversité du modernisme.

Plus que jamais, un lien spirituel s'établit entre les divers talents littéraires de cette période, en dépit des différents contextes sociaux et culturels dans lesquels ceux-ci se forgent. Jules Laforgue (1860-1887) se distingue par l'utilisation qu'il fait du vers libre, sans rimes ni régularité du rythme, et de la libre association des idées. L'originalité de son style tient aussi au mélange de langage quotidien et de termes philosophiques et techniques qu'il affectionne. Au-delà du symbolisme, la poésie de Paul Valéry (1871-1945) fraye les voies de la modernité par son intellectualisme. Ses recherches lexicales et prosodiques, sa volonté de maîtrise absolue du langage et de la technique formelle, son exploration de la tension qui unit les rouages de la .conscience pure et les forces vitales de l'existence constituent l'aboutissement classique de la tradition poétique française.
Cette tension entre la réalité spirituelle et la vie sensible devient un des fils conducteurs de la littérature moderniste. Sur les conseils de son compatriote Ezra Pound (1885-1972), le poète américain Thomas Stearns Eliot (1888-1965) recourt aux dislocations de vers et aux ruptures de ton ou de références dans la Terre désolée (1922), son chef-d’œuvre qui évoque la stérilité de la civilisation moderne. Il perpétue ainsi le style moderniste de Laforgue. Eliot poussera à son comble la technique de la répétition et du rythme heurté, notamment dans les Quatre Quatuors (1943), série de méditations religieuses sur le temps et l'éternité : les ruptures de ton, de rythme, de thèmes et de références sont à la fois moins abrupts et plus profonds. En revanche, le grand poète irlandais William Butler Yeats (1865-1939) rappelle plutôt Valéry dans la versification, les couplets, la syntaxe, les images et les figures de styles plus formelles de sa poésie. Il y dépeint l'interaction de l'intellect et du corps, du moi et de l'âme, dans l'art, dans l'amour et dans l'histoire.
Aucun grand nom du symbolisme ou du modernisme n'émerge en Grande-Bretagne avant la révélation de Virginia Woolf. Admirateur de Baudelaire, Algernon Charles Swinburne (1837-1909) aurait bien voulu se faire passer pour tel, mais ses frasques et sa vie luxueuse ont limité son expérience du réel et donc cette fameuse tension créatrice qui est le gage de la modernité. Oscar Wilde (1854-1900), dont l'unique roman, le Portrait de Dorian Gray (1891), souligne les dangers psychologiques de l'esthétisme, y échappe lui-même en se réfugiant dans l'humour sarcastique. Le héros de ce roman à la facture traditionnelle avoue sa parenté avec le personnage solitaire de Des Esseintes dans À rebours (1884) de l'écrivain français Joris-Karl Huysmans (1848-1907), célèbre roman à la gloire de Mallarmé et modèle de l'esthétisme décadent.
Dans le roman de langue anglaise, le modernisme débute avec l'œuvre de l'Irlandais James Joyce (1882-1941). Celui-ci commence par affiner son talent avec ses premières nouvelles réalistes, Gens de Dublin (1914), dans lesquelles descriptions et événements sont condensés en des scènes puissantes de poésie et de symbolisme. Il libère sa conscience spectatrice dans son récit autobiographique Dedalus (1915), portrait de l'artiste par lui-même. Son premier grand roman est Ulysse (1922). À l'image de la poésie de son temps, sa forme se veut résolument moderniste. Elle allie des ruptures de style, un réalisme raffiné, des pastiches littéraires et journalistiques, un monologue intérieur, un fantastique surréaliste et une structure complexe d'allusions à l'Odyssée de Homère. Les dernières œuvres de Joyce, plus particulièrement Finnegan's Wake (1939), expérimentent davantage encore le langage comme dissolution de la réalité et fin en soi. Samuel Beckett, également irlandais, fut pratiquement le seul écrivain à maintenir le roman moderniste dans cette frontière où il n'exprime plus la réalité mais devient une forme d'écriture pure.
Virginia Woolf (1882-1941) écrit des romans conventionnels comme la Traversée des apparences (1915), avant de réagir contre ce réalisme toujours fondé sur le point de vue omniscient de l'auteur. Ses romans comme Mrs. Dalloway (1925) et la Promenade au phare (1927) utilisent le mode narratif du monologue intérieur pour exprimer la réalité telle qu'elle s'écoule dans la conscience des personnages, imprégnée des courants de la mémoire, de l'anticipation, du sentiment et de la pensée.
Le plus grand roman du genre demeure toutefois A la recherche du temps perdu (1913-1927) de Marcel Proust (1871-1922). Cette œuvre immense, écrite en sept parties, explore une vie entière, de l'enfance à l'âge mûr, non pas sous la forme d'un récit chronologique rapporté objectivement, mais selon un processus de réalisation en constante transformation, où la réalité est continuellement ressuscitée par la mémoire et transformée en pensées.

Rilke et Kafka.

La quasi-totalité de la poésie, des romans et du théâtre du XXe siècle portent l'empreinte du symbolisme et du modernisme. Les œuvres extraordinairement innovatrices de deux auteurs de langue allemande méritent une attention spéciale. Il s'agit de celle du poète autrichien Rainer Maria Rilke (1875-1926) et de celle du romancier tchèque Franz Kafka (1883-1924).
Tous deux expriment la crise spirituelle résultant de l'échec des valeurs conventionnelles. Rilke s'attache à écrire une poésie délivrée du sentiment personnel, plutôt proche d'une vision «suprapersonnelle» qui s'ouvre à la réalité considérée non pas d'un point de vue humain mais transfigurée par le «regard» d'un ange. De même, Kafka évoque un monde que la nature humaine est incapable d'appréhender — bien que sa vision soit plus démoniaque qu'angélique. Il avait souhaité que son œuvre inédite soit détruite. Les textes incomplets de deux romans, le Procès (1925) et le Château (1926), qui présentent une terrifiante qualité hallucinatoire, ont toutefois été publiés. Le terme «kafkaïen» qualifie l'atmosphère cauchemardesque d'isolement et d'aliénation d'un monde déshumanisé qui imprègne ces romans.
Rilke et Kafka voyaient dans l'art le seul moyen de salut. Le sens de l'humour de Kafka le poussait toutefois à tempérer cette confiance et à se demander s'il ne devait pas tout simplement attribuer son sens aigu de la crise existentielle à son goût acharné pour l'écriture.

bdp
19-Sep-2024
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